Brice MARTIN
Hégémonie de l’attitude empirique en psychiatrie
La psychiatrie actuelle, soucieuse de toujours plus de simplicité et d’une scientificité sans reproche, semble peut-être payer le prix d’une recherche excessive d’objectivité par une relégation à l’arrière- plan de la psychopathologie, c’est-à-dire l’expérience vécue.
On retrouve cette idée chez Paul Bercherie qui, dans un récent article de L’information psychiatrique, se montre critique sur l’évolution de la clinique psychiatrique, dont la simplification poussée à l’extrême dans le DSM IV, conforme en cela à la pragmatique anglo-saxonne de la science, semble reléguer au rang de relique ou simple curiosité la clinique dite « classique ». Par clinique classique, on peut cependant entendre un « important dispositif, élaboré en trois quarts de siècles par quelques hommes d’exception », constituant une « analyse fine de la symptomatologie repartie en symptômes en fonction de leur insertion dans un édifice feuilleté » (Bercherie). Ces édifices, bâtis sur différentes approches (phéno, psychanalyse, organo dynamisme..), malgré leur imperfection voire leur simple valeur « métaphorique » (Lacan) nourrissent cependant notre quotidien de clinicien.
Le concept de « fuite des idées » vers lequel nous allons nous tourner, semble symptomatique de cette évolution. Vieux concept présent chez Kraepelin (défini comme « impossibilité à suivre méthodiquement un cours de pensées précis »), on le retrouve quasiment tel quel dans le DSM IV (DSM qui se veut d’ailleurs néo-kraepelinien au dire de ses auteurs). Pourtant, entre les deux, il y a eu, entre autres, Binswanger, la phénoménologie, et une construction feuilletée d’un édifice où prend place la « fuite des idées ». Celle-ci y est appréhendée non plus comme un simple symptôme mais comme manière d’être, comme, selon la formule de Merleau Ponty, être-au-monde et c’est cela qu’il s’agit de penser et de percer.
Attitude phénoménologique
L’approche phénoménologique en psychiatrie prend justement appui sur les limites de l’approche empirique, limites officialisée dans les années 20 par Karl Jaspers autour du dogme de l’incompréhensibilité du fait psychopathologique. Pour Jaspers, le constat est simple : relève de la psychiatrie ce qui est incompréhensible, incompréhensibilité que va chercher à dépasser l’approche phénoménologique en psychiatrie.
Comment ?
La notion de relation compréhensive
Eh bien tout d’abord en distinguant symptôme et phénomène, comme renvoyant chacun à des formes d’expérience particulières en présence d’autrui.
Lorsque j’envisage les manifestations psychopathologiques d’un patient comme symptômes, j’adopte une méthode naturaliste, au sein de laquelle, par le biais de mon appareil perceptivo-sensoriel, je divise, je classe, je sépare en morceaux une réalité devenue partageable. C’est la méthode empirique qui « décompose discursivement les objets naturels en signes caractéristiques ou propriétés, pour les élaborer ensuite inductivement en types, concepts, jugements, théories » (Binswanger). Mais cette approche aboutit à l’incompréhensibilité du fait psychopathologique, le délimitant simplement de l’extérieur.
La phénoménologie propose un autre type d’expérience face à nos malades, que nous expérimentons en réalité tous les jours. Ce type d’expérience a d’ailleurs été fixé par de nombreux auteurs, du « vécu de précoce » de Rümke au diagnostic par « pénétration » de Minkowski, ou au « diagnostic atmosphérique » de Tellenbach. Nous l’expérimentons lorsque, par exemple, nous saisissons d’un seul coup d’œil que nous avons affaire à un patient psychotique, hystérique, phobique etc… lorsque nous saisissons ce tout, ce n’est plus le ralentissement psychomoteur d’un mélancolique que nous saisissons, mais le mélancolique de ce ralentissement psychomoteur, ce n’est plus le maniérisme schizophrénique, mais le schizophrénique de ce maniérisme. Selon la formule de Minkowski, nous ne voyons plus « de l’extérieur » mais « de l’intérieur ».
C’est ce type d’expérience que la phénoménologie essaye de saisir, selon une méthodologie décrite par Husserl (méthode des réductions, qu’il serait trop long de décrire ici) : elle implique une relation à autrui que certains définissent comme « relation compréhensive» (Charbonneau, 2010). Cette attitude consiste en « un abord non analytique centré sur l’idée que nous faisons toujours une expérience de totalité de ce qui s’éprouve et aussi une expérience de qualité fondamentale. Ces éléments résonnent en nous et le regard réflexif (interne) de ce que nous éprouvons est cette attitude compréhensive »(Charbonneau, 2010). Cette expérience de totalité de ce qui s’éprouve d’autrui nous est essentiellement permise par le langage d’autrui. « les phénomènes dont l’analyse existentielle interprète les contenus sont donc principalement des phénomènes de langage, où se consolident et s’articulent nos « projets-du-monde » et c’est par lui qu’ils se laissent communiquer » (Binswanger). Disons que la position phénoménologique privilégie l’abord intuitif et pathique (c’est-à-dire le sentir) d’autrui, pour découvrir ainsi quelque chose de l’essence des manifestations pathologiques en question.
Que découvre alors cette expérience de totalité ? Eh bien « l’être-au-monde » de la Dasein- Analyse, ailleurs appelée « présence » ou encore « ipséité » (Ricoeur). L’être-au-monde constitue la thèse de Heidegger. C’est une thèse ontologique puisqu’elle présente la structure de l’être-au-monde comme structure fondamentale de l’être-présent. Cette notion fondamentale ouvre sur la notion de « monde » ou « projet du monde ».
La notion de Monde en phénoménologie
La notion phénoménologique de « Monde » se distingue de la notion de monde des sciences naturelles. Le monde, pour la phénoménologie, ne représente pas quelque chose en vis-à-vis du sujet, et ne s’inscrit donc pas dans la doctrine du clivage du monde en sujet/objet, dans laquelle le sujet est réduit à une « carcasse privée de monde » (Binswanger). La notion phénoménologique de Monde se situe en-deçà de ce clivage, « cancer de la psychologie » pour Binswanger. Comme l’explique Parnas, dans notre rapport quotidien au monde, le sens de soi et le sens de notre immersion dans le monde sont inséparables.
Les expériences de fin du monde décrites par certains patients psychotiques sont particulièrement parlantes à ce niveau, comme ce jeune patient qui chaque jour venait me voir pour m’expliquer que des bombes s’écrasaient en ce moment sur toute la planète et que le lendemain le monde ne serait plus. Pour lui, quelque chose changeait et s’effondrait alors que tout le reste restait identique (à savoir le monde objectif). C’est « son » monde qui s’écroulait alors que le monde objectif restait bien là.
Nous résidons activement dans les choses, « nous y sommes » et c’est la façon d’y résider que désigne l’être-au-monde, et une façon singulière d’y résider que constitue l’être-au-monde maniaque.
Binswanger va ainsi appréhender la « fuite des idées » comme expression directe de la structure existentielle de l’homme maniaque, modification profonde de l’être-au-monde. La description phénoménologique du monde maniaque va donc quitter les catégories de la science empirique : il ne s’agit plus de décrire le monde du maniaque selon les catégories de la perception, mais selon les membres structuraux de l’être au monde au premier rang desquels figurent la spatialisation et la temporalisation.
«L’homme à la fuite des idées » de Binswanger
Le saut comme être-dans-le monde du maniaque
L’homme à la fuite des idées va se caractériser pour Binswanger de façon très simple : par le « bond », ou le « saut » dont ils constituent l’essence. L’homme maniaque est un homme « bondissant », style qualitatif « d’être-au-monde », assimilable à une « direction de sens », c’est-à-dire une « situation de l’homme dans le monde ».
Le monde maniaque
Binswanger va décrire davantage, de l’intérieur, l’existence sautante voire tourbillonnante du maniaque à partir principalement des catégories de l’être-au-monde que constituent la temporation et la spatialisation.
La temporalité, la mouvance de l’être-au-monde
Le maniaque apparaît comme pur présent. Voilà le fait central des premières analyses binswangeriennes de la manie, très proches par ailleurs des analyses de Minkowski, Straus ou Von Gebsatel. Enucléé de la structure globale du temps personnel, c’est-à-dire d’un temps prenant ses assises dans le passé, et tourné vers un avenir effectivement projeté, le maniaque est par conséquent « livré » au présent. Le maniaque vit dans une chaîne de présences isolées les unes des autres, sa biographie s’éclate, faisant de lui un être profondément déraciné, et de son existence une existence inauthentique. Cette existence inauthentique est à comprendre comme disparition du Soi, au sens où il s’agit d’une « totale contingence, toute livrée à l’influence des choses ou des personnes rencontrées » (Tatossian). « Livré » au présent, le maniaque est ce que le présent fait de lui, ce que traduit la suggestibilité du maniaque. Il y a quelques jours, j’ai vu une patiente qui a mis un quart d’heure pour aller de la porte de mon bureau à la porte de sortie de l’unité, pourtant située 4-5 mètres plus loin : après m’avoir fait quelques remarques sur mes chaussures, elle arpenta le petit couloir de façon tourbillonante, aimantée par les affiches posées sur les murs, aspirée par les personnes rentrant dans l’unité qu’elle n’épargnait pas d’un petit mot plus ou moins gentil, et enfin papillonnant avec les soignants passant par là, virevoltant de l’un à l’autre dans l’insouciance la plus totale. C’est l’impression d’une danse, d’une danse tourbillonnante qui se dégageait de cette scène.
L’espace, la coloration
On le voit bien, cette question de la temporalité vient en éclairer une autre, avec laquelle elle s’articule : celle de l’espace, de l’espace vécu.
Par espace, nous n’entendons plus un espace objectif, un espace mathématisé. « L’espace ne possède pas une structure simplement donnée, établie une fois pour toutes ; mais plutôt il acquiert cette structure grâce au contexte général de sens, à l’intérieur duquel son édifice se réalise » (Binswanger). Comment comprendre alors cet espace ? L’espace du maniaque est rétréci, nivelé et le maniaque se retrouve dans une sur-proximité par rapport aux choses : tout est proche, tout est à portée de main, dans une atmosphère de fête. Tout perd alors son relief, tel l’espace du danseur (Straus), dans ce monde où le maniaque est saisi par un éventail de renvois infinis, fugaces et interchangeables. Dans ce monde où il est ce que le monde fait de lui, la rencontre ne semble alors plus possible. On le sait bien lors des entretiens avec nos patients, qui peuvent durer une heure sans que nous n’ayons dit un mot. Un exemple que je trouve parlant est un sans domicile fixe de mon quartier. Un type en permanence hypomane que tout le monde aime bien, son côté loufoque le rendant attachant. Bon eh bien ce type, je dois lui donner 20 centimes tous les deux jours (il me sollicite régulièrement avec une grande familiarité): eh bien, j’en suis persuadé, il ne m’identifie pas. Ça doit faire deux mois que religieusement je lui donne 20 centimes, je discute un peu avec lui j’ai même pris un café une fois avec lui, eh bien, il ne me reconnaît pas. L’espace du maniaque est ainsi fait d’une sur-proximité aux choses, mais de choses sans relief. « Le maniaque est de plein pied avec tous et ne varie pas son approche selon la dignité sociale de l’autre » (Tatossian). Le tutoiement des maniaques, mais plus encore le manque de tact caractéristique de la manie en fournit une illustration simple, comme cette jeune femme d’une trentaine d’années, parfaitement insérée socialement, gérante d’une entreprise immobilière, BCBG, qui, au début de son accès maniaque ayant justifié une hospitalisation sous contrainte, s’adressait avec la même familiarité quelle que soit la personne qui venait la voir, demandant par exemple à la charismatique et respectée chef de service de lui apporter rapidement son magazine préféré, ses pantoufles et un verre de porto.
L’espace maniaque est donc facile, improblématique, d’où cet abord en général selon une humeur optimiste. C’est un espace lumineux, plutôt coloré de couleurs gaies.
Résumons
L’Etre-au-monde du maniaque comme « homme-à-la-fuite-des-idées » se laisse comprendre à un premier niveau phénoménologique comme :
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Altération du temps vécu dans le sens d’un rapport au temps marqué par un rétrécissement de la structure temporelle humaine, perdant son épaisseur, d’où une présence faisant ce que le présent fait d’elle. Certains parlent de « fête de la présence »
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Altération de l’espace vécu dans le sens d’un rétrécissement de l’espace vécu : ce rétrécissement se caractérise par :
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Proximité importante aux choses
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Perte du contour des choses
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Luminosité de cet espace devenu improblématique
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Conclusion
Si Binswanger décrit dans l’ouvrage « Sur la fuite des idées » l’être-au-monde maniaque tel que nous venons grossièrement de le voir, dans l’ouvrage « Mélancolie et manie », écrit à 80 ans, il cherchera à aller encore plus loin, dans un retour vers Husserl caractéristique de la dernière partie de son œuvre, touchant aux processus constituants de l’expérience maniaque. C’est la démarche dite « génétique » de la phénoménologie. Tournée vers la conscience intime du temps du dernier Husserl, Binswanger fera définitivement de la manie un trouble de la temporalité humaine, une déchirure des fils de la structure temporelle en multiples fragments.
Ainsi, si nous jetons un œil en direction de la recherche fondamentale, notamment cognitiviste, il semble que la phénoménologie semble pouvoir jouer un rôle de régulateur critique. Beaucoup d’études de psychologie cognitive sur la temporalité des états psychotiques étudient en effet la temporalité « à la lettre », en suivant des tâches de jugement de durée, de simultanéité etc… Elles mettent donc de côté toute la dimension profondément implicite du temps humain, qu’indique de manière assez claire la psychopathologie phénoménologique.
Enfin, quel intérêt de la phénoménologie ? Peut-être sa « fonction communicative ». Il n’est pas facile de « trouver les mots pour le dire » (Naudin) pour faire comprendre à un patient psychotique qu’on a, un peu, senti de quoi il s’agissait, et le lui renvoyer. Plus loin encore, Tatossian, dans un article touchant aux conditions d’une psychothérapie des psychoses, estime que quelque chose de l’intégration passagère au Soi psychotique, c’est-à-dire un « éprouvé interne de l’autre en moi » (Charbonneau), est souhaitable, sinon nécessaire. Pourquoi ? eh bien afin de rétablir un « spectateur de soi-même », dont l’absence semble si centrale dans la psychose. Un patient que j’ai vu récemment me disait : « si je m’étais vu faire ça, je me serais pris pour fou et je ne l’aurais pas fait ». C’est ainsi au rétablissement d’un spectacle de Soi-même qu’encouragerait la phénoménologie, et, comme le rappelle Henri Maldiney, résumant l’esprit de l’approche phénoménologique et à qui nous donnons le dernier mot, nous faire spectateurs du monde d’autrui pour l’emmener sur le théâtre de sa subjectivité n’est possible que sur « le fond des structures humaines communes ».