Dario MORALES
La question que j’amène ce soir ici est très contemporaine, que faire du corps de l’Autre ? Surtout lorsque l’on a affaire à des sujets taraudés par la fixité de leurs fantasmes et qu’ils doivent bricoler des solutions singulières pour satisfaire leur jouissance à la sexualité. Il se trouve que je reçois au cabinet pour un suivi sociojudiciaire un homme de 48 ans, actuellement célibataire et qui présente cette particularité d’avoir fréquenté des sites pédopornographiques, insatiable il pouvait passer toute la soirée sur internet. Il dit avoir également des fantasmes pédophiles, il aime les corps des enfants, il a fait plusieurs passages à l’acte et a passé 5 ans en prison pour des faits de pédophilie. Il y a là, une clinique qui entre autre se réfère au regard et à l’agir et qui crée ainsi un lien particulièrement intime de la pulsion à son objet. Le fétiche doit être vu, l’image du corps de l’enfant, aussi. Or sur le plan clinique, cette expérience actuelle du regard trouve sa cause dans l’expérience du passé, la fixité s’inscrit depuis l’enfance, dans l’expérience traumatique de l’éveil sexuel. Les symptômes actuels, comme vous pouvez le deviner, procèdent non pas réellement d’une tentative de déplacement, mais visent à recréer la chose même aux accents traumatiques, la chose perdue, avec sa part de jouissance, présente au cours de l’enfance.
Mon hypothèse est que justement, la perversion – ici illustrée par le fétiche et la pédophilie sont une objection à la fonction phallique, puisque la perversion ne se satisfait pas de ce que la fonction phallique met à sa portée, à savoir la satisfaction substitutive. Je m’en explique ! Il faut au préalable deux précisions épistémiques, Freud dans les Trois essais de la théorie de la sexualité, envisage les déviations par rapport au but sexuel. Il considère des cas où l’objet sexuel est remplacé par un autre objet, pourtant impropre à la réalisation du but sexuel normal. Il s’agit donc d’une substitution mais dont l’objet sexuel est refoulé au profit du fétiche qui devient lui-même l’objet sexuel. Le fétiche est donc le résultat d’un type particulier de refoulement. « La pulsion de regarder » liée à la contemplation pendant l’enfance du corps nu de la mère à l’occasion de ses déshabillages, a été refoulée, tandis que le vêtement a été élevé au rang d’idéal. Or cette « substitution » fait objection à la fonction phallique, puisqu’elle ne s’inscrit pas dans la métonymie des objets. Le fétiche certes est le substitut, – gardez à l’esprit, le substitut est celui qui remplace, il n’est pas l’original, autrement dit, il est celui qui remplace un objet qui n’existe pas, le phallus qui manque à la femme et en même temps, il ne s’inscrit pas dans la logique substitutive, au contraire, il stoppe la dérive métonymique de l’objet qui manque et c’est pour cela que le fétiche, même s’il se constitue dans un rapport métonymique au phallus maternel, est aussi bien une métaphore – car il fixe le désir sur un point de l’anatomie féminine. Il répond au constat issu de la « pulsion de regarder » de la castration maternelle fait par l’enfant. Face à la perception de l’absence du phallus, le sujet se défend en niant la division, un courant psychique reconnaît la castration et l’autre la dément. De là, le fétiche tient son statut de cause déclenchante du désir, qui l’introduira à la fonction de l’objet a, objet idéalisé comme cause du désir. Du coup le fétiche éclaire bien le paradoxe des rapports du désir à son objet. L’objet du désir est un objet métonymique, toujours fuyant, et pourtant il est en même temps l’objet bien particulier, fixé, dont la présence est exigée, comme le montre le fétichisme justement. C’est la position de cet objet qu’il faut remarquer ; il s’agit moins d’un objet du désir, au sens d’un objet visé par le désir, et qui viendrait s’accoler à lui, que d’un objet dont la présence cause le désir, qui ensuite va s’accrocher où il peut. Ceci est également valable pour le pédophile. L’enfant du pédophile est l’enfant fétiche, avec cette précision, il s’agit de l’enfant dont le corps et l’esprit n’a pas encore choisi son sexe. L’ange. C’est l’enfant apparemment asexué ou sexué de façon indécise, qui incarne en quelque sorte le démenti à la reconnaissance de la différence des sexes, mais en qui le pédophile discerne, l’UN, la complétude des traits sexuels. C’est pourquoi l’attirance du pédophile se cristallise tantôt sur un trait féminin chez le garçon ou bien sur un trait de gaminerie garçonne chez une fillette. Mais en tout cas, ce que le pédophile met à jour, c’est ce que, c’est lui-même que le pédophile cherche à rencontrer, en tant que sujet appelé à se révéler. La vignette clinique que j’amène nous donnera un certain éclairage.
Angelus âgé actuellement de 48 ans, met en évidence comment un sujet peut être englué dans un fonctionnement imaginaire, faisant son chemin vers la reconnaissance des traits de vérité pour laquelle la thérapie y a été pour quelque chose. Il s’adonne à ses fantasmes de voyeur fétichiste et pédophile, il lui arrive d’enfiler des collants de ses compagnes sans éprouver ni honte ni culpabilité. Ses actes compulsifs semblent être des réponses désubjectivées, silencieuses ne s’inscrivant pas dans les échanges symboliques, se réduisant sous les apparences de la métonymie à une fixation imaginaire à l’Autre. Au cours des entretiens il évoque le lien intense qui l’a uni à sa mère, lien favorisé par le rejet d’un père violent et alcoolique. Sa sœur aînée et lui, né deux années après, le cadet. Il évoque le souvenir gêné de voir sa mère battue par le père et ravalée par les insultes qu’il déversait sur elle. Ce qu’il retient comme image est celle de la mère, souffrante, qui le prenait dans ses bras pour se consoler mais qui le serrait silencieusement sans rien lui dire. Dans son vécu, Angelus se décrit comme un sujet vide, à l’instar de l’enfant de ses fantasmes qu’il imagine – en citant Rousseau, l’enfant est pur, avant d’être corrompu par le langage, par la marque du signifiant, je rajouterais, d’un sujet qui serait naturel, bon, d’avant la castration. C’est là son égarement, Angelus reste éternellement l’enfant imaginaire, faisant l’effort d’être celui qui peut combler la souffrance maternelle, sorte de phallus imaginaire comme l’exigeait sa mère, silencieusement.
Mais cette exigence de silence à l’adresse de son fils est redoublée d’une absence de regard de la mère, dupe par ce qui se déroulait sous son toit : le père incestueux et fétichiste. Aurait-elle été consentante, complice de l’imposture paternelle ? Le père est parti lorsqu’Angelus avait 8 ans. Père ayant aussi un fantasme fétichiste, enfilant les collants de la mère d’Angelus et addict des sites pornos. On peut suggérer que la mère en serrant silencieusement dans les bras l’enfant, se soutient imaginairement par cet enfant, alors qu’elle devrait le destituer de l’endroit d’où il vient comme phallus forcé, compléter la mère. Plus radicalement en exigeant de son enfant le silence, alors que l’enfant attend autre chose, certainement parler, elle constitue ainsi une bulle, intouchable, le démenti opposé à la division : l’Un qui incarne la paire fusionnelle mère-enfant est la complétude imaginaire dans laquelle le désir et la jouissance ne sont pas séparées.
A la place de l’Un, si la mère s’était montrée incomplète, donc insatisfaite, l’insatisfaction aurait été la manifestation de l’angoisse de castration puisqu’elle aurait signifié à son fils ce qui manque comme jouissance. J’insiste lourdement, l’insatisfaction de la mère, marquée d’angoisse, met théoriquement à nu ce trou propre au manque, et ce fond d’angoisse, pousse à faire coupure, soutenant ainsi le détachement de l’enfant, marquant à son tour, le mode selon lequel l’enfant demande ce que la mère imaginarise comme objet manquant. Or justement ici, c’est le contraire, la mère voile grâce à l’enfant son angoisse, son manque ; l’objet de la demande n’apporte pas les conditions d’une séparation, car l’objectif est de préserver la mère de l’angoisse (c’est là que l’objet a se constitue comme objet de jouissance). Si vous me le permettez, la problématique de la demande vous la connaissez, la mère demande inconditionnellement un objet, qui calme l’angoisse, prenons par exemple l’excrément, cet objet est valorisé puisqu’il apporte satisfaction à la demande de l’Autre ; mais la satisfaction de la demande ne met pas fin à la demande de l’enfant, et puis la mère ne peut pas tout obtenir, et de l’autre, elle ne se satisfait pas de ce qu’elle peut donner puisque la mère n’est pas l’Autre. Il y a l’Autre, le père, le signifiant Nom-du-père. Autrement dit, la mère face au manque, face à l’insatisfaction, elle n’est pas un sujet qui se drape dans le silence, mais une femme tout court. Pourquoi j’insiste sur l’angoisse ? Rappelez vous, j’avais dit « que sa mère lui demandait de rester silencieux », ce silence impressionnait Angelus à cette époque parce que sa mère semblait « inaccessible », « pour endurer, je suis devenu comme elle, silencieux, sans affects, blindé », je m’imaginais être un enfant bon, gentil comme le sont les enfants d’avant le langage ». Je dirais alors que durant toute son existence, Angelus aura utilisé toute la gamme des stratégies qui s’apparente à celle des obsessionnels : isolation, annulation, doutes, vérification, mentalisation, dans la finalité d’éviter l’angoisse, ou bien, de la trouver chez l’autre. Mais d’un autre côté, est resté en lui, l’image indélébile de l’enfant passivé qui se pliait au caprice maternel sans broncher.
Inversement, le père est décrit comme le représentant de la loi, comme un moralisateur, « il lui avait inculqué le respect absolu de l’autorité » ; mais à ce semblant, s’oppose le démenti qui affuble la mère au phallus, présent au sein du foyer. Oui, le père, sous les apparences de sa puissance sexuelle est défaillant. C’est la mère qui gouverne la maison ; la fonction paternelle est considérée par la mère comme un simple rôle, un masque, une convenance sociale, sa mère avait accepté de se marier à un fils de l’ancienne noblesse d’un pays de l’est, mais dont la famille avait perdu tous ses biens. La mère travaillait dans une solide boutique, occupait une fonction importante alors que le père suite à un accident de travail, souffrait d’un grand handicap, il restait à la maison à bricoler, boire et regarder la tv et s’adonner à certains fantasmes.
Je vous fais part d’une proposition théorique : le père de la perversion, est à situer comme agent non de la castration mais de la privation. La perversion est en quelque sorte à mi chemin entre névrose et psychose ; la castration y joue son rôle mais sous le mode du déni : pour le pervers, la mère est châtrée par le père, au sens de la privation (manque réel d’un objet symbolique). Posons que dans ce couple, nous avons d’un côté une mère qui souffre silencieusement, une mère qui fait Un avec ses enfants, surtout avec son fils, faisons l’hypothèse que « le silence » n’est rien d’autre que le nom de l’incastrable, de la jouissance autistique, non barrée de la mère et de l’autre, un père impuissant y compris dans sa violence ; si c’est le cas, pour Angelus pour ne pas succomber totalement à la mère, (à l’étreinte maternelle parée des traits de la demande silencieuse), et préserver ainsi la chance d’un symptôme, il doit faire du père un privateur absolu. Pas de phallus symbolique pour la mère, elle reçoit plutôt le phallus falsifié du père, le père jouit de ses enfants ; le jeune Angelus est ainsi obligé d’accepter cette castration, voilà sa position masochiste, sous le mode de la privation. Le père en touchant le fils, croit interdire à celui-ci le lien à la mère. Je dirais qu’il réussi à moitié. Justement je dirais, que le père se défausse sur l’autre, le père pousse le fils mais aussi la mère à s’accommoder de cette falsification. Plus radicalement, le père de T. en jouissant de ses enfants, il vise la destruction de la paternité ; cela sera chose faite avec la fille qui rompt définitivement avec le père, pour Angelus cela sera une autre affaire, il sera également pervers, et tout en prenant des traits d’identification du père, il sera différent car pédophile, il tentera plutôt de restaurer la fonction paternelle sous le mode de la passion d’être père en faisant de celle-ci le modèle de la passion amoureuse ; il développera ainsi une idée très élevée de la paternité, d’où la rencontre avec des femmes – mères ; mais tant qu’il est enfant sa solution symptômatique initiale consistera à imaginariser le phallus : il aurait pu créer une phobie, cela sera plutôt un fétiche, l’enfant prépubère partout présent dès son enfance, il choisit des êtres « féminins » pourvus d’un phallus ce qui lui permet, par ce côté « homosexuel » et « fétichiste » de refuser de reconnaître l’existence de la castration. Il parvient à faire coexister, deux composantes psychiques inconciliables : la reconnaissance de l’absence de pénis chez la femme et le déni de la réalité de cette reconnaissance. L’enfant phallus est censé prévenir l’aveu, le désaveu de la castration maternelle, pour se protéger ainsi de l’engloutissement auquel il succomberait… si la mère n’était pas castrée ! Ainsi il fait de ce phallus imaginaire qui est le phallus symbolique dégradé, l’amour pour l’enfant, la vraie solution, soit le faux, le non-faux, et c’est dans ce tour de passe-passe que se constitue son fantasme. L’enfant est valorisé comme fétiche, intervenant à la fois comme objet et comme condition érotique. L’enfant pré-pubère est à la fois un objet d’une grande fixité pour Angelus mais le propre de cet objet est le flou parce que justement ce qui est visé est l’enfant dont le corps et l’esprit n’ont pas encore choisi son sexe. Cet être flou, incarne le démenti opposé à la reconnaissance de la différence des sexes. Au fond, l’enfant élu, c’est le troisième sexe. Ou bien, c’est le sexe qui unit, les pôles opposés de la différence sexuelle. En somme, l’enfant dans le fantasme d’Angelus incarne le mythe de la complétude naturelle, règne du silence, dans laquelle le désir et la jouissance ne sont pas séparés. D’ailleurs, nombre de pédophiles rêvent d’un état indéfini de l’enfance, à l’opposé du pédagogue qui lui, œuvre pour que le désir de l’enfant soit de grandir. En devenant adulte, au moins en âge, la logique le poussera à en être, l’éducateur, puis le père passionné. Pour l’instant, contentons nous d’asseoir cette proposition qui permet d’élucider la structure de la perversion : s’il y a désaveu, il porte sur le « désir de la mère pour le père », désaveu dans lequel le jeune Angelus se piège inauguralement. Le silence de la mère, sur ce qui se déroulait dans sa chaumière est à ce titre révélateur dans la mesure où par ce silence elle dénie la loi du père, qu’elle repousse et qu’elle accepte, permettant que l’on inculque à elle et à ses enfants « le respect absolu de l’autorité », – que nous traduisons par la jouissance tyrannique du père. Le quiproquo initial se situe là : la castration a été reconnue, mais ayant été reconnue, elle est désavouée parce que le sujet l’a vécue dans le réel comme privation. Ce brouillage peut avoir son origine dans le double mépris de la mère silencieuse pour le père et du père pour sa femme. Autrement dit, la mère nomme un père pour le dénier ensuite, pour ne pas l’entendre.
Deuxièmement, le pervers aime-t-il ? De quel amour ? Quelle est la nature de l’amour du père ? La vignette clinique illustre les deux bouts de cette opération, ou se constitue le déni, d’un côté l’enfant qui cherche de l’aide, angoissé devant les vicissitudes de sa vie, réclame la présence maternelle, qui sans paroles, silencieuse, le love dans ses bras ; nous avons évoqué comment le jeune Angelus cherchait à s’identifier par son « silence » devenu sa « règle de vie » à cet objet imaginaire du désir maternel…à l’autre bout de cette même chaîne nous avons le père, dont la caractéristique est l’effacement monstrueux ; effacement par rapport à la société, au désir et donc à la loi ; en même temps, il fait ostentation d’un autoritarisme déchaîné lorsqu’il se présente comme père de la horde et qui par amour, viole ses enfants. A l’effacement social s’oppose l’omniprésence intrusive envers ses enfants, le regard est envahissant puisque le père s’est arrangé pour que les portes des chambres des enfants restent ouvertes ; y compris la salle de bains ; les cartables étaient fouillés…. La rencontre avec la sexualité perverse du père se produit vers 6-7 ans lorsqu’il manifesta ses intentions de se doucher avec son fils, avec en prime ce souhait que sa sœur aille se doucher avec sa mère. Profitant que T. avait ressenti un début d’érection doublée d’angoisse, le père s’est proposé de lui faire son éducation, il s’en suivi pendant plusieurs mois, jusqu’au viol, des massages, puis attouchements, enfin des masturbations. Nous avons ici deux éléments majeurs qui nous apprennent sur la fonction paternelle ! D’abord la fonction paternelle n’oppose pas mais plutôt unit le désir à la Loi. Le père doit être le père mort : le père qui ferme les yeux sur les désirs est un père qui permet aux désirs de circuler. Quand il ferme les yeux c’est qu’il cède, qu’il accepte perdre la jouissance. Là où il se pose comme mort par rapport à une jouissance pour qu’un autre en jouisse, c’est là qu’il s’efface pour que la mère jouisse avec l’enfant. Donc, s’il peut accepter en un point de sa jouissance d’être barré, d’être mort, alors le fils se trouve assujetti à la Loi par une faute : il a tué le père, il l’a privé d’une jouissance en le plaçant comme père mort. Mais si le père ne ferme pas les yeux, s’il les a contraire, tout ouverts, s’il n’est placé comme mort en aucun point concernant la jouissance, il n’y aura ni partage ni redistribution des jouissances. On aura, comme Lacan l’indique, un piétinement d’éléphant qui introduit par son caprice, le fantasme de la toute puissance, non pas du sujet mais de l’Autre (Autre qui du coup n’est pas bridé par la Loi). Le père vivant qui accapare la jouissance ne permet pas la constitution d’un pacte pour partager la jouissance (le père vivant est le père menaçant, qui s’oppose au désir. Le père mort est un père qui laisse le fils pécher, mais qui en même temps, par la dette, le relie à sa Loi). C’est là que la mère peut châtrer le père en l’empêchant de donner une norme au fils, au lieu de châtrer le fils pour le soumettre à la Loi du père. Donner une norme (une règle, une moyenne, une équerre) au fils est à l’opposé de la passion de la paternité qui caractérise la logique de la perversion, passion qui se manifeste comme destruction chez le père incestueux ou restauration de la paternité dans la pédophilie perverse. Si la mère nomme le père et qu’ensuite elle le destitue dans sa fonction de donner une norme au fils, alors elle met hors la Loi, le signifiant de la jouissance, en conservant pour elle la jouissance avec son fils et du coup, la Loi paternelle (la norme) ne peut se signifier que comme caricature, caprice. D’ailleurs, chez mon patient, les abus du père, au nom de la passion destructrice de la paternité, se trouvent corroborés par la mère, la mère laisse faire, en somme, au lieu de rejeter la jouissance du père, la mère se contente de dégrader le père de sa fonction.
Troisièmement, la rencontre de la femme et de son enfant, nous mènent vers les actes de nature pédophile, au nom de la passion de la paternité. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la cascade des mauvaises rencontres et les vicissitudes du vécu de M. T. Les actes ne suffisent pas, ils n’ont de sens pour la clinique que s’ils permettent d’aborder ce que de la pulsion choit à l’objet, donc au choix d’objet. D’abord, au collège, il découvre les corps nus des camarades de classe ; l’objet regard devient prééminent pendant cette période ; il se masturbe en regardant par le trou de la serrure les camarades qui prennent la douche ; l’anus, le sexe masculin et la pilosité deviennent les zones érogènes par excellence ; vers 15 ans un ex-camarade de pension plus jeune que lui devient son amant ; il devient son éducateur en matière sexuelle et morale ; il lui transmet une vision morale élevée, très rigide, sur le rôle de l’amitié, au bout de 2 ans son ami se rebelle ; cela sera la grande frustration de sa vie. Humilié, vexé, il devient enragé ; il se sent trahi ; et puis revirement, il accepte, sans aucun affect, les avances du prêtre du Lycée (maso). A la fin de la scolarité, il entame une formation de technicien ; sa sœur quitte définitivement le domicile, l’année suivante le père meurt ; il résume cette période par une grande solitude, dépression qui va perdurer jusqu’aux 22 ans, âge à laquelle il rencontre celle qui allait devenir sa première compagne, une femme divorcée, son aînée d’une dizaine d’années, mère d’un enfant de 9 ans ; on s’attend, à ce qu’il apporte des éléments sur cette relation, il n’en est rien : il explique juste qu’il a flashé sur elle, quand il a vu que cette femme était si tendre avec son enfant. Je me suis demandé si l’élément agalmatique de séduction n’était pas justement la relation affective que cette mère semblait entretenir avec son enfant. Si mon hypothèse est juste, cela serait donc le regard sur le petit enfant qui la rend digne d’amour. S’il est séduit par cette femme, il ne nous apprend que peu de choses sur le mode de relation engagée avec elle, il s’apesanti plutôt sur des critiques, l’incapacité à elle, à le satisfaire sexuellement. Cette pauvreté discursive n’est pas étonnante puisque l’on sait que dans la vie amoureuse, T. cherche à disjoindre la jouissance et le désir ; il cherche à procurer la jouissance sans passer par le désir (le désir de l’Autre). Cette compagne, infirmière, avait choisi de travailler le soir, il s’occupait donc de l’enfant pour ses repas, ses devoirs ; il avait constaté assez rapidement le manque affectif et relationnel, l’enfant s’ouvre à lui, se plaint : le père vit dans une autre ville et ne s’occupait jamais de son sort ; il devient compréhensif. C’est ici qu’il y a un élément qui mérite d’être évoqué ; la conviction déjà présente dans d’autres rencontres, que c’est l’enfant qui fait toujours le premier pas vers la séduction ; s’il est vrai que l’enfant peut être demandeur d’une relation à un adulte, la question serait à quelle dynamique obéit-elle ? Quelle est sa position de sujet ? Premièrement, il y a des éléments objectifs facilitateurs, ici ou dans le cas de sa première compagne, des femmes qui élèvent seules leurs enfants ; qui sont peu disponibles, et qui matériellement vivent chichement ; leurs enfants vivent dans leur manque que T. a exploité pour ses propres fins ; il tente alors de combler l’autre narcissiquement par des cadeaux, de l’argent de poche, des sorties, ; ensuite, la « naïveté des femmes », qui confient leurs enfants, non pas au premier venu, mais qui ne se méfient pas ; il est évident qu’on ne peut parler de complicité, mais de duperie, du regard aveugle ; d’autre part, il y a des éléments subjectifs, (l’enfant pur) chez Angelus aucune idée de viol n’émerge, les choses se font naturellement, c’est l’enfant, l’autre qui provoque subtilement la rencontre ; il ne fait qu’accompagner l’enfant dans son initiation à la jouissance sexuelle. Dans le premier cas, la mère s’absente pour des raisons familiales ; elle lui confie l’enfant, ils regardent un film, une scène érotique, pousse à la caresse, l’enfant se colle à lui, et lui, lentement, le touche, le masse et le masturbe ; j’en passe, l’enfant dit adorer cela, il demande à recommencer ; cela lui fait plaisir ; l’enfant devient donc pour M. T. « sujet de sa jouissance » T. se dévoue à devoir répéter ces exercices. L’enfant provoque la rencontre, T. l’interprète comme étant de la drague ; ensuite, il l’attire chez lui, sans contraindre. Le regard joue un rôle, cela se fait dans le silence ; on n’a pas besoin de parler, il y a le langage des signes, le regard est un signe. Mais il y a une autre chose, il le dit clairement, à propos de la dernière affaire, l’enfant fait, mais en même temps il implore « il ne faut pas le dire à maman », « Ah ! Pourquoi ? », S’exclame T. : « j’ai peur qu’elle le sache » ; devant l’apparition du désir de l’Autre ; l’angoisse surgit ; l’autre se montre divisé, T. le pénètre, et aussitôt après, il le rassure ; il ne dira rien à personne !
Une deuxième proposition théorique, quoiqu’il en soit, le pervers s’évertue, parfois en la provoquant (c’est le cas dans le viol), parfois en la débusquant, c’est le cas ici, à repérer la division subjective, le point d’angoisse, de peur, de honte, qu’accompagne l’apparition d’une jouissance méconnue chez le partenaire, ou chez sa victime ; susciter l’angoisse. Tout en étant la cause, son travail consistera à domestiquer ses effets. Aux débordements de l’affect, le pervers se propose d’en produire la pensée (ce n’est pas pour rien que Lacan a mis ensemble Kant et Sade, la Philosophie dans le Boudoir, Justine), c’est pourquoi Lacan fera du pervers un homme de foi, un croisé, un « sujet supposé savoir sur la jouissance », un « sujet supposé savoir en acte », un sujet rigoriste ; il demandera à l’enfant de garder pour lui, le « secret » de leurs relations ; garder un secret, cela équivaut à garder la culpabilité ; d’où une dialectique infernale, « secrète », d’en être le complice d’y entretenir sa répétition (la complicité forcée).
Quatrièmement, la jouissance, l’angoisse, le corps et la thérapeutique ; pour finir, je vous propose une chute ; qui fait justement écho à la chute de T. dans la cour de promenade, qui l’oblige à consulter ; au fond, la question, pour nous, c’est celle de la thérapeutique, son orientation et la direction. C’est cela même qui nous permettra de vérifier l’état de la clinique et ce d’autant plus quand il s’agit de perversion. Dans la névrose, le sujet vient demander de l’aide, à un autre supposé savoir ; or dans la perversion le sujet installe une limite au dispositif lui-même ; en effet, le sujet ne parvient pas à formuler sa question au point où celle-ci se noue au sujet supposé savoir pour la simple raison que c’est lui qui possède un savoir sur la jouissance ; ou mieux encore un « savoir faire » sur la jouissance. Par rapport aux actes, T. se présente comme s’il savait ; il exclut par conséquent de faire appel au savoir, et cherche, si ce n’est pas à nous angoisser, au moins, il cherche à nous mettre hors jeu. Dit d’une autre façon, il ne présente pas une maladie de la question, au contraire, il tente parfois à nous déstabiliser en racontant une histoire croustillante. C’est un peu comme s’il essayait de « pénétrer dans les mécanismes de jouissance de l’Autre », en cherchant à localiser nos points d’angoisse. Il cherche à inverser les rôles, il incarne le a (la place de ce déchet du savoir) et l’analyste la place de sujet supposé jouir. Il rentre ainsi en concurrence avec le thérapeute pour la place du a, en exerçant son désir dans la thérapie. L’erreur la plus fréquente est d’interpréter cette concurrence comme une simple rivalité imaginaire, spéculaire. Comment opérer dans cette conjoncture, comment reprendre sa place ? Si le thérapeute est inclus dans cette scène perverse, comment en sortir ? « La perversion est en effet quelque chose d’articulé, d’interprétable, d’analysable, seulement ce qu’il y de caché, de réprimé, voire de verleugnet pour le pervers, n’est pas la même chose que pour le névrosé », dit Lacan. C’est ainsi que même s’il aime, il n’est pas sûr qu’il désire. Deux démarches semblent cohérentes. En premier lieu, le pari consisterait à produire ou à rencontrer un point d’angoisse, un point de conflit, ou une « inadéquation dans le rapport aux autres », bref, produire ou rencontrer l’angoisse lorsque la question du désir apparaît, et détecter ainsi le moment où le désir se noue à la Loi. J’ai déjà évoqué précédemment en quoi notre travail consiste à obtenir que le patient donne son angoisse, difficile avec les pervers, qu’il y consente à la donner. Angelus nous a donné l’occasion à deux reprises de le vérifier ; une première fois, quand il raconte les conditions de sa rencontre avec le thérapeute, il venait de réaliser, suite à une chute dans la cours de promenade qu’il n’avait plus un corps adolescent, il se sent impuissant face à la Loi physique de l’impossible réversibilité du temps qui affecte le corps vivant. Quel destin pour un tel corps ? Celui de se dépouiller de son alibi narcissique ? L’aveu qu’il n’avait plus de prise sur un tel trait de jouissance, l’a bouleversé et lui a indiqué la voie du projet de rencontrer un éphèbe adulte plus susceptible, à ses yeux d’être intéressé par son corps actuel. Une deuxième fois, lors de nos entretiens, quand il nous fait part d’un rêve qu’il attend un bus, un jeune adolescent passe devant lui en vélo, détourne le regard, et s’éloigne ; il se réveille transit, en sueurs. A ces deux occasions, l’angoisse surgit parce que A ne peut être bouché par a (le corps). Quand le fantasme ne suffit pas à combler le manque de l’Autre, le désir de l’Autre se dévoile comme un x angoissant. Pour sortir de cette conjoncture, il faudrait le conduire vers ce qui cache sa position de sujet dans la structure : pour M. T. l’impuissance devant le temps qui affecte le corps vivant (façon de traverser la jouissance masochiste) ; bien sûr les choses ne sont pas évidentes, mais ce qui est important c’est que ces questions, même si le sujet ne le sait pas, ont été formulées au cours d’une période où fait irruption une phobie, la peur d’attendre le bus, le métro, lorsque l’angoisse devient plus transparente devant l’imminence du désir de l’Autre. Parfois on reconnaît comme une ancienne phobie le horror feminae chez quelques pervers. Ou chez Angelus la phobie des hommes adultes. Je dirais donc qu’à l’occasion d’une phobie où lorsque la phobie est un effet du travail thérapeutique, il faut s’attendre à ce que le thérapeute se fasse le partenaire de la pulsion ; en effet, la phobie fait apparaître l’interchangeabilité de l’objet de la pulsion, chez un sujet dont la pulsion est fixée sur un objet. Mais la phobie est également démonstrative puisqu’elle écarte le sujet de l’objet désiré. Elle désigne souvent, de façon à peine déguisé, ce qui est désiré. Au cours de cette période, contrairement à la place d’objet supposé jouir, je fus assigné à la place de l’objet a ; et tout se passe comme si T. décrivait par ses allées et venues, le trajet de la pulsion autour de l’objet. Je serais tenté de dire qu’au fond T. a fini par accepter qu’il s’agissait de sa place de ne plus être un corps adolescent S’agit-il alors de névrotiser le pervers ? Je ne suis pas certain que l’on puisse le faire. Dans la perversion, l’ensemble ne peut pas bouger mais des traits de vérité, j’en suis persuadé. Produire un symptôme ? Il est quand même difficile de remplacer la « volonté de jouissance » par le « désir » quand la « seule chose » que l’on peut offrir pour guérir ce passage nécessaire par l’impuissance, c’est la reconnaissance de l’impossibilité réelle, via le corps, de poursuivre la voie perverse qu’il s’était fixé depuis son enfance.