Valeria Sommer
Je reçois Andrea, âgée de 30 ans, depuis mai 2007. D’origine colombienne, elle est venue à Paris pour faire sa thèse de doctorat en électronique. Elle travaille dans un laboratoire où elle fait des expériences de mesure d’énergie.
Andrea consulte parce qu’elle est, à ses dires, déprimée depuis qu’elle est arrivée en France il y a maintenant trois ans. Ce qui a précipité sa venue est le fait de ne plus arriver à se lever le martin pour aller au travail. Elle a déjà consulté un psychiatre, mais elle n’a pas accroché. Son médecin généraliste lui prescrit du Prozac et elle s’adresse à moi pour faire une thérapie en espagnol.
Andrea précise que sa dépression s’est accentuée après la rupture avec son copain. Elle situe la séparation comme la conséquence de trois événements : elle s’est coupé le doigt avec un cutter (el filo) lors d’une expérience au laboratoire ; son copain s’est fait cambrioler à son domicile ; enfin, dit-elle : « Un jour on s’est disputé sur la façon d’organiser l’appartement, il m’a dit que si je n’étais pas d’accord avec lui je n’avais qu’à partir, donc je suis partie ». Cette accumulation d’événements fait qu’elle se sent « al filo del abismo ».
Le fait de ne pas arriver à travailler la préoccupe énormément : « Ce n’est pas suffisant ce que je fais pour un niveau de doctorat. Je devrais en savoir plus. Je me sens médiocre ».
Très rapidement, j’apprends qu’elle a connu des cirses sérieuses bien avant son arrivée en France : À 16 ans, elle fait une TS médicamenteuse (avale des somnifères), tombe dans les pommes et son frère l’amène aux urgences. Elle explique ce geste par la relation conflictuelle qu’elle avait à l’époque avec son copain : « J’avais 16 ans, il avait 10 ans de plus que moi. Il me disait que si je le quittais, il allait me tuer. Il ne me laissait pas partir et je n’arrivais pas à le quitter car j’avais peur de rester complètement seule. Je ne veux pas être comme ma mère ».
Suite à sa TS, elle commence une thérapie, au cours de laquelle elle parlera beaucoup de son père. L’événement essentiel remonte à ses deux ans, lorsque sa mère quitte la maison avec ses deux enfants parce que le père ne travaillait pas. Il cherchera à les revoir lorsqu’elle a 15 ans.
Entre ses 19 et 20 ans, elle a eu la fièvre typhoïde, plus quelques crises d’épilepsie, elle a fait des études, mais on n’a rien trouvé d’organique.
Du Père au Frère
On arrête la cure pendant les grandes vacances d’été. Au retour, Andrea se dit très déprimée. Elle me raconte qu’un jour on lui a téléphoné pour lui annoncer que son frère avait été attaqué en Colombie par deux policiers. Elle tombe alors dans les pommes. Elle s’angoisse, se déprime, se sent très mal, et rédige une lettre adressée à sa mère et à son frère pour leur dire au revoir. Finalement, elle se rend aux urgences.
Inquiète, sa mère fait venir son frère au près d’elle. Seulement sa venue ne l’apaise qu’un temps. En effet, son frère se fait cambrioler à Paris par deux jeunes. « Ca me fait du mal pour lui dit-elle». Je reprends alors le : « pour lui ».1
Une série de rêves suivent cette séance dont un qui la réveille :
« Je suis avec mon frère, il va tomber. Il y a quelqu’un qui cherche à le tuer. Je dois lever mon frère, mais il est très lourd, je ne peux pas, on va me tuer. Je me réveille. »
Alors, je lui dit : « Comment pouvez-vous aider votre frère sans risquer votre vie ? » Question à laquelle Andrea répond par une association : « dans mon rêve, je suis là toute nue ».
« Tout à fait, lui dis-je, mais alors, comment pouvez-vous l’aider sans vous exposer ? »
Lors des entretiens qui suivent, l’angoisse s’apaise, et la situation trouve à se cadrer sur des variations autour de son rapport au frère. Elle finira par constater elle-même ce lien d’immédiateté entre les malheurs de son frère et ses angoisses.
Sa mère : Une surprotection qui déprotège
Lorsque Andrea se demande comment peut-elle faire pour avoir un autre type de rapport avec son frère, la figure de sa mère entre en jeu : « Ma mère a toujours surprotégé mon frère et il abuse encore aujourd’hui de sa protection. Il a des problèmes avec l’alcool, la drogue, la police. Il ne travaille pas. À 21 ans, il a attrapé le VIH. Il est homosexuel et a eu des rapports sans protection. À cette époque, je faisais des fugues, je suis partie chez mon premier copain. J’ai fait ma TS aussi. Je suis partie de la Colombie parce que je voulais fuir. »
Son corps : se protéger
Andrea me confie que lorsqu’elle est seule dans son appartement et pense à son ex, elle a des idées « horribles », aussi voudrait-elle qu’on la protège d’elle-même. Avec difficulté elle précise : « j’ai des images de mon corps où je suis en train de le trouer ; je sens que je le coupe avec un couteau ». Elle précise que c’est bien elle qui pense cela, mais ça s’impose à elle.
L’analyse comme protection
Après avoir dit cela, Andrea interrompt le traitement pendant deux semaines. Je l’appelle et laisse un message sur son répondeur : « Je protége (j’accentue la prononciation) notre horaire de rendez-vous. Vous avez bien une place ici. »
Elle revient me voir en me disant qu’elle a tout arrêté pendant deux semaines. La seule chose qu’elle a faite est d’aller à ses cours de danse.
La danse comme protection
Andrea m’apprend que ça fait un an qu’elle fait de la danse folklorique colombienne. Elle ne m’en avait pas parlé pensant que cela n’était pas important. Je lui dis alors : « Pourtant, c’est la seule chose que vous avez faite pendant ces deux semaines de dépression. » Surprise, elle me dit « C’est vraie, mais je suis une irresponsable car je ne suis pas allée au travail ».
Je l’invite à me parler de la danse : « J’aime m’habiller avec les vêtements typiques de la Colombie. J’aime occuper une place sur la scène. » J’arrête la séance là-dessus, en ajoutant qu’elle a bien une place ici, et quand elle ne vient pas, elle manque sa séance.
Une série de séances se suivent dans lesquelles elle parle de vide (provoquer un vide), du fait de remplir (un espace), de s’absenter (du travail), de manquer (des séances).
Elle apporte deux rêves :
1) J’ai peur que mon frère me protège : Il y a des serpents partout. Et des sacs en plastiques.
2) Je protège mon frère : Nous sommes en Colombie. Il m’invite à boire un verre et je lui dis « non, je ne suis pas ton partenaire ». Tout d’un coup, quelqu’un lui tire dessus et il tombe. Il a un trou dans sa poitrine. Je suis désespéré de le voir entrain de mourir. Des policiers et des médecins arrivent. Puis, subitement, il apparaît dans mon rêve sous la forme d’un poulet qu’on est entrain de couper en tranches. Je pose ma main dans le cadre d’une porte, comme celle du cabinet. Je ne veux pas sortir. Ensuite il y a Jésus qui récite un Notre Père. Je dis à mon frère que je ne veux pas qu’il meure.
Je profite de ce rêve pour l’inciter à construire une histoire de séparation d’avec son frère. Ce qu’elle construira est ceci : dans ce rêve, elle n’accepte pas l’invitation à boire, elle ne tombe pas quand il tombe ; néanmoins, elle se montre inquiète pour sa santé, laissant les médecins s’en occuper.
L’élan de vie
Pendant la cure, Andrea a une relation par Internet avec un ami de Colombie. La particularité de cette relation est que cet ami venait d’avoir un accident qui lui a fait perdre une jambe et une partie de son bras. Andrea se demande comment il fait pour vouloir continuer à vivre. Elle trouve qu’il a beaucoup de courage : « je trouve en lui une énergie de vivre qui me plaît. » Nous pourrions dire que le rapport qu’elle entretient avec le corps coupé de son ami, constitue une façon, par procuration, de vider la jouissance de son propre corps. La castration de son ami, dans le réel, paraît produire un effet de castration chez elle. Elle met en valeur que, malgré son accident, il fait preuve d’une intense énergie vitale. Alors, elle aussi, retrouve son énergie. Énergie que l’on peut opposer à la dépression.
Autre point qui l’inquiète beaucoup, le travail. Elle dit qu’elle n’arrive pas à reconnaître l’autorité de ses chefs. Je l’invite à me parler de son travail : « quand j’étais petite, je voulais être une femme reconnue et importante. La recherche, c’était le mot qui circulait chez moi. Je voulais suivre des études de médecine ou de robotique. Maintenant tout tombe. Je ne peux rien faire. » Je lui propose une autre hypothèse : « Peut-être que jusqu’à aujourd’hui vous recherchiez à être une femme importante, et c’est cela qui tombe ; maintenant vous commencez à vous poser la question de ce à quoi vous accordez une importance ». Elle rétorque : « j’étais comme un objet ». À la fin de la séance, elle m’invite au spectacle de noël organisé par sa prof de danse, auquel je suis allée. Pour moi, il s’agissait de prendre la danse au sérieux étant donné que c’est la seule chose qu’elle fait lors de phases dépressives. Là aussi se situe quelques chose du vivant.
Qu’en est-il de la question de l’exil ? Fonction de la danse
Ce n’est pas « l’exil » qui a provoqué chez Andrea une « dépression », c’est la proximité ravageante de son frère. Tout se passe comme si son être disparaissait lorsque la pulsion de mort se fait patente chez son frère. Elle est en quelque sorte restée dans une trop grande proximité avec une jouissance (originelle), qu’elle éloignait dans un première moment via une relation imaginaire à son frère. Tant que ce dernier tenait, tout allait bien, mais dès qu’il tombe malade, elle reste « toute nue », « déprotégée », sans ressources (c’est peu avant sa TS qu’elle apprend que son frère avait le VIH). L’effondrement de son appui imaginaire provoque un envahissement de jouissance (qui se traduit par des images de castration dans l’image de son corps) ou par la dépression et le laisser tomber (son corps tombe). Sans limite, « sans protection », exilée du sens phallique, le corps d’Andrea devient une image morcelée ; son corps se défait et elle tombe.
Nous pouvons ainsi lire ce cas à partir d’une phrase de son rêve : « je suis désespérée de voir mon frère qui est entrain de mourir ». Ce désespoir est plus qu’une inquiétude.
Après avoir essayé de se faire un corps grâce à son frère, dans une relation pure de miroir, elle a maintenant recours à la danse. Cette danse folklorique colombienne (maquillage, vêtements, mouvements et histoire) peut être pensée comme une tentative de solution imaginaire, fixant le sujet et localisant la jouissance. En effet, cette danse a pour fonction de voiler le regard, de faire tenir le corps, et enfin, de lui délivrer un espace sur une scène.
Ainsi, le recours à la danse colombienne n’est pas une manière de traiter la séparation d’avec son pays. Bien plus s’agit-il de maintenir l’objet regard à une certaine distance lui permettant de passer du « toute nue » du rêve aux vêtements folkloriques, tant en se dégageant une place sur la scène. La scène cadre le regard. « Je vais mal depuis que je suis en France » disait-elle au tout début du traitement. S’en tenir à cette phrase, la prendre au pied de la lettre, aurait bouché toute possibilité d’un travail psychanalytique. Au contraire, lui ayant permis de se réapproprier son histoire individuelle Andrea a pu dégager ce qui fait la singularité de son exil.
1 En espagnol il y a un équivoque sur le por : « me hace mal por él » a plusieurs traductions : « ça me fait mal par lui » « pour lui » « à cause de lui » « à sa place ».