Florent Marcozzi
Je suis psychologue au pôle souffrance et précarité, Hôpital Esquirol. Ce pôle comprend deux unités fonctionnelles, le réseau souffrance et précarité et l’équipe mobile psychiatrie précarité. Le réseau intervient avec les maraudes en allant auprès des personnes dans la rue. L’objectif du réseau est de créer un lien avec le sujet et de l’accompagner dans ses premières démarches sociales, d’initier une dynamique d’insertion et de soin. Donc l’accès au RSA, à la CMU, à un centre d’hébergement, voire à des papiers… Historiquement, le réseau fut créé par Xavier Emmanuelli pour mettre en place des maraudes de nuit, permettant un accès privilégié à cette population, mouvante en journée.
Pour ma part, j’interviens surtout au sein de l’équipe mobile psychiatrie précarité, qui a pour mission première de travailler l’accès aux soins, et surtout leur maintien, pour les personnes en grande précarité. L’accès au soin n’est pas le plus compliqué, puisqu’il est considéré qu’à partir du moment où un médecin est vu l’accès au soin est effectué. Le travail porte donc surtout sur le maintien des soins et nous intervenons dans différents centres d’hébergement, d’urgence, d’insertion, de stabilisation ainsi qu’en espace solidarité et insertion et centres d’accueil de jour. Nos interventions consistent en deux choses : des réunions institutionnelles dites « appui soutien », auprès des équipes encadrantes qui nous font part de leurs difficultés vis-à-vis de situations particulières. Et des interventions de suivis auprès des hébergés, signalés par les centres. Nous avons donc un positionnement double. Apporter une expertise à l’équipe encadrante en ce qui concerne le diagnostic et surtout lui permettre de se décentrer de celui-ci en apportant un espace de réflexion afin de penser différemment la situation, et une action de soin auprès des hébergés. Nous sommes régulièrement face à un effet miroir, pris entre l’urgence institutionnelle de l’établissement et l’immédiateté psychique, engendrée par le vécu précaire. Dans cette clinique de l’exclusion, les situations débordantes font que l’écoute est surtout celle de l’agir et des sensations, qui semblent plus simples que l’élaboration.
Ainsi l’écoute de l’extrême se manifeste tant dans celle du patient que dans celle de l’institution, souvent prise dans une homologie fonctionnelle. Travailler l’accès au soin en tant que psychologue signifie que le suivi que nous faisons est transitoire. La finalité est d’amener le sujet à une prise en charge de « droit commun», en CMP ou en ville et dans un ailleurs que dans le service et le circuit de la précarité. C’est par exemple travailler sur la rupture de lien avec l’ancien thérapeute de l’hébergé afin qu’il reprenne le suivi, initier la demande d’un suivi. Nous avons donc un travail de relai. Relai entre le centre d’hébergement et le service précarité du CMP dans lequel nous sommes domiciliés, et relai entre notre équipe et une prise en charge dite « normale ». Parmi les centres d’hébergement auprès desquels j’interviens ces derniers temps, je suis de manière privilégiée dans un centre d’urgence mixte comportant 160 places. Ce centre d’hébergement d’urgence a plus fonction de stabilisation. Les hébergés peuvent y rester deux ans. Il a été créé en 2012 dans une caserne de gendarmerie, en attendant qu’elle soit réaffectée en centre culturel. Ce centre est donc lui-même transitoire. Il fermera dans le courant de l’été, ce qui exacerbe l’urgence des situations, car peu de places sont ouvertes pour ré-héberger les individus. Cela soulève également des angoisses massives tant auprès de l’équipe qu’auprès des hébergés.
La situation que je vais vous présenter est celle d’un homme hébergé dans ce centre depuis un an. Mr Taïbo nous est adressé par son travailleur social qui s’inquiète pour lui. Nous le recevons lors d’une permanence, en binôme avec l’assistante sociale de l’équipe, comme le veut le dispositif pour un premier entretien, afin d’avoir une vision globale des problématiques et des questions sanitaires et sociales. Mr Taïbo ne sait pas qui nous sommes ni la raison de cet entretien. Il arrive régulièrement que les centres nous envoient les individus sans les mettre au courant. Son travailleur social nous prévient : « Il faut absolument le voir, et surtout, il ne faut pas employer le mot de psy. » A la fois bienveillant et inquiétant, entre sauveur et persécuteur mais surtout l’observateur est placé ici dans une position intrusive. Nous-même, en nous présentant, nous n’employons pas les termes de psychiatrie précarité, mais surtout d’équipe d’action sociale et d’accès aux soins. Le terme de « psy » est rarement employé. Se pose ici la question de faire émerger une demande, avec le risque de la forcer. La première chose consiste à expliquer qui nous sommes et à mettre du sens à cet entretien dont la demande émane du centre vers nous.
Lors du premier entretien, le lien est difficile à créer. Distant mais non fuyant, Mr Taïbo ne répond que par des phrases brèves, presque « monosyllabiques ». J’ai l’impression d’être face à un adolescent en classement avec orientation. Après un tour d’horizon des problématiques sociales avec l’AS, arrive le moment où il tente de retracer son parcours de vie. Mr Taïbo est un homme d’une trentaine d’année, originaire du Sierra Leone. Après avoir fui la guerre civile avec sa tante, il est passé par la Guinée Conakry, l’Afrique du Sud et le Rwanda avant de s’installer 10 ans en Allemagne où il sera aide soignant en maison de retraite puis éleveur bovin. Il quittera l’Allemagne à cause dit-il d’une grosse bêtise, sans en dire plus.
Le visage marqué par l’alcool, incurique, il arbore des dreadlocks et une barbe hirsute. Mr Taïbo n’a plus de papiers et présente une dépressivité massive semble-il depuis un entretien avec le défenseur des droits. Il ne peut refaire ses papiers d’identité qu’en allant à Bruxelles, ambassade la plus proche, ou en Allemagne, premier pays européen dans lequel il est arrivé. Un premier lien se crée sur la question de ses addictions, notamment à l’alcool et aux médicaments. Il est en pleine ambivalence quant à l’arrêt, souhaiterait être aidé. C’est la première fois qu’il voit un « psy » : « Mais cela ne me déplait pas finalement. » Nous reprenons donc rendez-vous.
Entre temps, lors d’une réunion institutionnelle, nous apprenons que Mr Taïbo risque d’être renvoyé du centre à cause de troubles du comportement. L’équipe envisage de lui faire signer un contrat, l’obligeant à respecter le règlement intérieur du centre, mais surtout de voir « le psychologue de l’équipe mobile toutes les semaines ». C’est juste avant notre deuxième entretien que je découvre l’existence de ce contrat, survenu dans l’immédiateté et dont je ne suis moi-même pas signataire, qui m’inclut dans un dispositif contraignant par ailleurs Mr Taïbo. Se confrontent ici deux idées de prise en charge. L’optique du centre était de maintenir l’hébergement coûte que coûte, par l’obligation de soins, vue comme garantie de bonne volonté de la part de Mr Taïbo. Cela vient à l’encontre de mon idée de deux prises en charge complémentaires où les différentes institutions font fonction de méta-cadre. Selon moi, ce contrat vient figer les choses, ne laisse pas de place à l’ambivalence des mouvements transférentiels et place tout le monde sous contrainte.
A ce moment je me demande quel cadre maintenir dans ces conditions, qu’est-ce qui bénéficie au patient ? De quelle angoisse ce contrat est-il le relai ? Du patient, de l’institution? Quelle est ma place dans tout cela ? Ce contrat attaque le cadre dans le fait même qu’il ancre le suivi et le soin au sein du centre d’hébergement. L’amalgame entre le soin et la sanction vient modifier intrinsèquement le début d’alliance thérapeutique. Que faire de ce contrat signé ? Il était bien là. J’ai accéléré mon idée de faire le suivi hors du centre d’hébergement, devenu porteur de paradoxe aliénant, à la fois contenant et envahissant.
« Vous savez, tant que ça m’aide, je suis prêt à tout. Quand je bois, je suis en groupe. Je ne bois jamais seul, mais souvent, ça dérape et on m’agresse. Je ne vais pas me laisser faire quand même. Je sais me défendre, faire la guerre ». Malgré toutes les réticences que je pouvais avoir, ce contrat a permis à Mr Taïbo d’avoir une part active dans sa passivité. Dans ce nouveau dispositif, il a pu élaborer, trouver un espace de pensée. Mr Taïbo s’alcoolise pour « pour oublier la guerre » et il en parle très bien : « C’est pour ça que je bois. Je fais en sorte que les journées passent plus vite, je dors…»
Les entretiens suivants sont majoritairement axés sur sa consommation d’alcool, de plus en plus importante. Le lien se créant, il peut exprimer qu’il a rencontré l’alcool lors de sa fuite avec sa tante, qui le faisait de manière artisanale : « Je l’ai toujours connu. » Il exprime par-là une des fonctions essentielles de l’objet. C’est son unique point invariant au sein d’une vie marquée par la discontinuité et les traumatismes. Je lui propose d’envisager le suivi au sein d’un CSAPA. Il a déjà essayé, plusieurs fois, mais cela n’a pas pris : « Je préfère rester au CMP pour le moment. Mais j’y réfléchis si vous le voulez …»
Un jour, il arrive en disant qu’il a planté un arbre dans le centre, qui est entouré d’une cour avec des espaces de verdure. C’est un petit arbuste, tout en longueur qu’il a trouvé non loin de là : « Il allait mourir, et je ne pouvais pas le laisser comme ça. Mais je suis déçu. Je n’ai pas pu choisir l’endroit où le planter. » L’équipe du centre a choisi l’emplacement. Suite aux menaces d’exclusion, Mr Taïbo a offert cet arbre au centre. Acte fortement emprunt de symbolisme. Il passe la quasi-totalité de ses moments éveillés à s’en occuper, et dit que ça le détend. Mais finalement, Mr Taïbo parle relativement peu de son arbre. Il est présent, mais non nommé : « La journée, je dors pour ne pas boire et être confronté à la violence. J’en ai peur et je n’ai pas envie. La nuit, je travaille et après je vais boire. C’est pour ça que je suis fatigué. »
Peu de temps après, Mr Taïbo est hospitalisé pendant deux semaines, ce qui interrompt le suivi. A sa sortie d’hôpital, j’ai été sidéré par le changement radical. Relativement propre sur lui, rasé, coiffé, souriant. C’est un autre homme. Il m’a semblé que cette période d’hospitalisation fut pour lui un moment extrêmement bénéfique où il ne se sentait plus exclu de la société. Il était un patient comme les autres, sans différenciation de traitement. Sevré et sous valium, il évoque une infirmière qui s’occupait particulièrement bien de lui, et qui était « jolie en plus ». A ce moment-là, j’ai eu l’impression d’être face à un jeune adolescent tombant amoureux d’une monitrice de colonie de vacances. C’est d’ailleurs comme cela qu’il l’a vécu. Des vacances. Le signifiant de vacances vient de lui. « Je me sentais bien. On s’occupait de moi. » Et puis la réciprocité est très importante pour lui maintenant : « Vous êtes là pour m’aider, je dois vous offrir quelque chose en retour. » Il y a un élan subjectivant dans cet événement. La gratuité du centre d’hébergement lui pose également problème : « j’aime pas que tout soit gratuit, comme si tout m’était dû parce que je suis dans la merde. »
Maintenant, le quotidien reprend. Il retrouve sa position au sein du centre, de son groupe. Mr Taïbo a pris conscience d’être dans une situation inextricable. Il ne peut aller à Bruxelles ou retourner en Allemagne pour ses papiers, souhaite diminuer l’alcool mais n’y arrive pas. Un jour où il arrive alcoolisé en entretien, Mr Taïbo évoque son envie de retrouver sa vie qu’il avait là-bas, son paradis perdu : « J’ai envie de faire des choses importantes, mais j’ai tout gâché. C’était bien quand je m’occupais des animaux, ou en maison de retraite. C’est important. Le commerce me plairait également, mais je préfèrerais m’occuper de quelqu’un. » Il me reparle alors du CSAPA et je lui propose de prendre rendez-vous avec lui, ce que nous faisons. Le rendez-vous est fixé pour la semaine suivante et il me demande de l’accompagner pour être sûr d’y aller. Chose que j’accepte. Lors du trajet, Mr Taïbo a des maux de ventre, des tremblements, des sueurs froides. Un sevrage hospitalisé est préconisé par la psychiatre du centre à la vue de ces symptômes massifs.
Il y a ici une première reconnaissance de la dette, comme atteinte narcissique qui est déplacée par la suite. Sur le moment, je n’ai pas eu à l’esprit cette question de la fonction relai et du déplacement. C’est avec le recul et l’élaboration qu’a permis cette journée que j’ai pris conscience du déplacement à la fois symbolique et réel dans la prise en charge. Un déplacement réel, entre institutions dont je fais le relai tout en gardant ma position de thérapeute, et déplacement symbolique, de la dette narcissique au lien à l’autre.
Depuis, il semble qu’il n’ait plus consommé. Il travaille régulièrement le soir comme plongeur dans un restaurant. En journée, Mr Taïbo ne dort plus. Il se lève le matin pour courir dans le quartier avec l’équipe de la caserne de gendarmerie et fait de la marche. Il fréquente toujours le groupe d’hébergés avec qui il buvait mais il prend un soda. C’est lui qui paye sa tournée à chaque fois. On peut imaginer que la rythmicité et le mouvement répétitif de la course et de la marche ont permis à Mr Taïbo de tenir. Il se confronte toujours à l’alcool mais comme un lien avec ses comparses. Il est intéressant de voir comment il a pu trouver un aménagement qui lui permet de ne pas rompre avec son objet d’investissement qu’est l’alcool tout en évitant la consommation. Sobre, il peut maintenant évoquer que l’alcool n’est pas une chose en soit, mais un symptôme venant signifier ce qu’il ne peut ou ne veut voir. De lui-même, il me dit qu’il doit maintenant se pencher sur ce qui s’est passé en Afrique, en Allemagne et envisage d’économiser pour aller à Bruxelles afin de refaire ses papiers. La question de la fin du suivi se pose alors. Je lui reparle du CSAPA et il me dit qu’il n’a pas repris de rendez-vous. Je lui souligne l’importance d’entamer un suivi là-bas, tout en me disant intérieurement que je n’ai pas du tout envie de le laisser partir. Il me demande si je ne peux pas faire ce suivi, si je ne suis pas moi-même un spécialiste des addictions. A contre cœur et mal à l’aise, je lui réponds que ce suivi est transitoire, que c’est ma fonction en tant que psychologue du service psychiatrie précarité. Après quelques hésitations, il appelle durant l’entretien, mais il doit rappeler plus tard. Nous continuons donc, et il m’évoque son passé en Allemagne. Comment il est passé d’aide soignant en maison de retraite à éleveur bovin en intérim dans deux boites différentes. Il a fait deux burn-out qui ont entrainé une longue période de chômage, durant laquelle il est tombé de plus en plus dans l’alcool. Il m’évoque un accident de voiture alors qu’il était alcoolisé : « J’avais une vieille voiture, sans rien d’assisté. Je suis monté à 70 sur un pont et lors de la descente, j’ai fait de l’aqua planning. La voiture a sauté, a tourné, j’ai tout lâché, les pédales, le volant. J’ai regardé le paysage passer devant moi jusqu’au moment où j’ai entendu le choc contre l’arrêt de bus. Heureusement, c’était la nuit, il n’y avait personne. » Il dit avoir eu de la chance car la police ne lui a pas fait d’éthylotest, car il aurait perdu son permis de conduire. Je lui dis que j’ai senti dans ses propos quelque chose, le regret de ne pas avoir été contrôlé. Il me répond qu’il n’est pas allé chercher sa voiture à la fourrière et que finalement c’est tout comme.
C’est un des seuls entretiens au cours desquels Mr Taïbo a pu parler librement, sans que l’étayage ne soit nécessaire. Il ne voulait pas mettre fin à l’entretien et me dit pour terminer qu’une fois de plus, je lui avais fait se remémorer des choses qu’il aimerait oublier. L’évocation de la fin de suivi et d’un travail en CSAPA lui a permis d’investir l’espace que je lui proposais. Je suis sorti de cet entretien rempli de frustration, tout en me disant que c’est la fonction de psychologue en équipe psychiatrie précarité. On me demande de ne pas « être » psychologue, mais de « faire » psychologue. C’est la position d’un objet utilisé par l’autre, dans sa fonction winnicotienne. Comme la mère se laisse utiliser par l’enfant, en effaçant sa subjectivité pour qu’il puisse jouer seul. Finalement c’est ça faire le relai, transmettre le suivi quand il fait sens.