Bernard JOTHY
Lacan à Baltimore (Cause du Désir 94 p 11) formule sa conception de la personnalité, notion sur laquelle il est souvent revenu depuis les années 30 : en 1975 donc il établit la personnalité sur l’unité en distinguant d’une part « l’idée de personnalité totale », basée sur « l’unité comme unifiante mise au premier plan » et d’autre part « l’unité dénombrable » de la personnalité ; autrement dit, il semble faire de la personnalité un point de convergence de plusieurs courants associés à une béance qui est de fondement.
Déjà dans sa thèse (1932) il distinguait deux niveaux dans la personnalité : « les fonctions intentionnelles subjectives » et les « tensions sociales ». Que peut-on dire aujourd’hui de ce binaire intentions/tensions ? Dans l’esprit du temps, cette distinction s’est accentuée de la façon suivante : les fonctions intentionnelles sont axées plutôt sur les modes de jouir que sur le réglage du désir et les tensions sociales de la personnalité sont soumises à des injonctions de satisfaction sans limites avec les risques graves que cela peut comporter.
JAM dans son cours (1986) estime que cette situation résulte de l’incidence du Surmoi freudien : « l’Autre ne veut pas ton bien, il veut le mal. Le mal a des fleurs ». L’accent baudelairien de la formule oriente tout de suite sur les jouissances provenant de fleurs plutôt vénéneuses. Dans la vie actuelle ces facteurs ont d’autant plus de poids que nous sommes à l’époque où le Symbolique porte la marque de son atteinte : Dieu est mort, le capitalisme est tout sauf une providence, les idéaux vacillent et le Réel sans loi joue sa partie, même et surtout quand on ne s’y attend pas. Ce sont autant de conditions propices à la montée des idées de malveillance aussi bien dans certaines couches sociales (et c’est l’expansion des dites théories du complot) que chez certaines personnalités pathologiques offrant peu de résistantes à la suggestion ou spontanément portées à établir leur être sur l’affrontement haineux.
Tel le cas d’Émilie qui a construit sa personnalité sur des rencontres risquées et sur des oppositions sournoises ou frontales. Dans ses relations personnelles, elle fait usage des toxiques depuis longtemps pour atteindre une jouissance facile qui lui permet de supporter le vide existentiel et certaines malveillances de l’entourage qu’elle sait à l’occasion attiser. Elle m’a consulté pour réussir dans sa recherche d’une relation affective avec un homme qui ne serait pas nuisible comme ceux auxquels elle a eu affaire jusqu’ à maintenant. Mais elle n’est pas optimiste : « depuis que je suis séropositive, aucun homme ne peut s’attacher à moi ».
Emilie a 35 ans. Ses rencontres sexuelles sont diverses mais ne la satisfont que si elle est « défoncée », sinon elle ne ressent rien. Ses partenaires sont souvent des pourvoyeurs de produits haschich, cocaïne, héroïne ; elle affectionne les rapports à 3 personnes. Dans la série de ses rencontres, un homme l’a beaucoup marquée : Pierre, sensiblement plus âgé qu’elle ; il lui a caché sa maladie HIV et l’a sciemment inoculée. Malgré cela elle est restée 4 ans avec lui. Il est mort depuis des années ; il lui arrive de l’évoquer encore à l’occasion d’un rêve : « Pierre m’a pris mon téléphone portable mais je continue à payer l’abonnement, alors je défonce la porte… » En séance, elle interprète : « payer l’abonnement, c’est ma séropositivité qui persiste ». Le lien d’amour se perpétue par le virus qui continue à se loger dans son sang. Le rêve évoque une dette à payer mais c’est avec le corps qu’elle paye ; la dette symbolique, elle n’en veut rien savoir. Dans sa vie actuelle Émilie est en panne de désir ; il lui faut recourir à la drogue pour éprouver une sensation hors sens. Elle s’annule comme sujet dans le plaisir, elle est jouie par le toxique en lieu et place du rapport sexuel qu’il n’y a pas. En effet si elle trouve facilement des complices, des petits autres pour ses exploits sexuels, elle court-circuite dans son acte avec eux un lien de parole passant par l’Autre, par le désir de l’Autre. Elle évite ainsi l’angoisse, le manque, la menace de ce qui ne doit pas apparaître, mais c’est pour retrouver le lendemain un vide proche du néant. JAM appelle cela se vouer « au partenaire (a)sexué du plus de jouir ». Émilie a bien affaire à l’objet plus de jouir mais sans l’altérité signifiante qui lui permettrait d’être sujet. Dans son dérèglement elle se fait déchet, elle s’abyme dans une jouissance mortifère. La drogue vient combler la faille dans la personnalité et réduire l’inconscient au silence. L’ivresse obtenue par le produit se passe de toute signification phallique. Nous pouvons considérer ces modes de jouir comme relevant des « fonctions intentionnelles subjectives » de la personnalité.
L’autre versant, maintenant, celui des « tensions sociales » avec lesquelles Émilie se débat. C’est essentiellement dans le domaine du travail que cela se joue. Elle est organisée, efficace, très active et portée à prendre des initiatives. Ses qualités ont très vite été appréciées par la dirigeante de l’entreprise qui en a fait sa conseillère et même sa confidente-amie. Et c’est à partir de là que la relation a commencé à faire problème. Emilie, forte de la large confiance qui lui a été faite a abusé de son statut d’exception : elle a développé des exigences, elle a distribué les reproches aux uns et aux autres, elle a imposé des retards systématiques perturbateurs pour l’équipe et enfin elle a acté son aversion pour le mari de la patronne à qui on pardonne toutes les insuffisances mais qui malgré cela bénéficie d’un salaire avantageux. C’était plus qu’Emilie peut en supporter. Donc le travail qui a tout un temps été son principal facteur de stabilité et d’apaisement, qui est l’idéal social qu’elle sert avec zèle et qui lui vaut une reconnaissance établie, le travail devient un sujet de rivalités exacerbées et de conflits à rebondissements. Or le travail c’est le champ dans lequel elle admettait les normes par opposition au domaine vie privée ouvert pour elle aux déviances. L’écart entre les deux a permis un certain équilibre. Quand tout cela est compromis c’est l’angoisse, l’incertitude, la montée des défenses paranoïaques. Ça tangue dans tous les compartiments et en particulier dans le traitement, aussi bien avec moi qu’avec l’infectiologue dont elle refuse les médicaments anti-sida. Alors se confirme ce que notait E. Glover « dans les cas de toxicomanie, l’analyste est fréquemment obligé de sortir de sa retraite analytique afin de tirer son patient des multiples situations sociales fâcheuses où l’ont conduit ses excès ».
Comment Emilie peut-elle s’en sortir seule contre les autres considérés comme malveillants ? Comment évoluer sans un appui symbolique fourni par l’Autre ? Sans possibilité de subjectiver autrement qu’en accusant, qu’en défiant, qu’en se fâchant ? Qu’en suivant la pente d’une « affirmation désespérée de la vie » pleine de bruit et de fureur ? Comment se retrouver dans un déchaînement de haine ?
C’est dans ce contexte qu’il est fait appel à la médecine à deux reprises :
-1° Brutalement se déclenche un syndrome hyperalgique des extrémités des dix doigts, une artérite qui obstrue les vaisseaux. Emilie a compris qu’on pouvait en venir à l’amputer des dernières phalanges en cas de gangrène. Heureusement les médecins ont pu éviter d’en venir à cette solution en trouvant un traitement médicamenteux efficace contre la vaso-constriction. Il a clairement été dit à Emilie que ses prises de cocaïne étaient la cause de cette maladie. Elle a donc consenti à se sevrer de ce produit…..pendant six mois, puis elle en a repris.
-2° Emilie a consulté de sa propre initiative un chirurgien pour se faire opérer de la poitrine. Surprise du chirurgien devant des seins au galbe parfait. Elle insiste, elle veut des prothèses mammaires ! Mais personne n’accepte de l’opérer. La demande d’Emilie paraît sans doute moins incongrue si on entend « prothèses ma mère », ce qui viendrait signer le problème avec celle qui lui a donné le jour à l’âge de 14 ans. Sa mère ne l’a pas abandonnée mais a tenu son rôle de parent avec peine. Pas de présence du père. Emilie a été élevée par les grands-parents maternels, la mère restant présente dans la famille, avec une disponibilité réduite du fait de sa toxicomanie et de sa grande instabilité sexuelle. Emilie en avait honte. Elle avait 13 ans quand sa mère est morte. Restait alors pour elle le pilier de son éducation, la grand-mère maternelle capable d’un amour inconditionnel et permissif. Trois ans plus tard la grand-mère est décédée à son tour et dès ce moment Emilie a échappé aux mesures de protections familiales puis sociales qui lui ont été proposées. Elle s’est jetée à corps perdu dans la vie selon une destinée probablement induite par les circonstances de sa venue au monde. On peut évoquer à son sujet les indications précieuses de Lacan qui invitent à la prudence :
« Nous rencontrons le caractère spécifique de la réaction thérapeutique négative sous la forme de cette irrésistible pente au suicide chez ces sujets plus ou moins caractérisés par le fait d’avoir été des enfants non désirés. A mesure que s’articule mieux pour eux ce qui doit les faire s’approcher de leur histoire de sujet, ils refusent de plus en plus d’entrer dans le jeu. Ils veulent littéralement en sortir. Ils n’acceptent pas d’être ce qu’ils sont, ils ne veulent pas de cette chaîne signifiante dans laquelle ils n’ont été admis qu’à regret par leur mère. » Séminaire V p 245
Nous avons là les limites d’un traitement par la parole. Emilie parle de son histoire, mais comment peut-elle l’habiter ? Elle ne fait pas vraiment le procès de sa mère, elle ne peut que prendre acte de ses errances et de ses excès. Elle accepte cette filiation, on peut dire qu’elle fait avec. Quand elle rêve qu’elle tire un cercueil où elle a mis ses achats, de quel cercueil s’agit il ? Est-ce celui de sa mère ? De ses propres illusions ? (elle fait souvent des achats compulsifs de vêtements). Disons que le cercueil qu’elle tire constitue l’image de ce qui unifie Emilie à sa propre béance, à ce qui au cœur de sa personnalité plombe son être. Pourra-t-elle faire le deuil de sa mère ?
« Dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’image de la mère » dit Lacan (Autres écrits p 35). Les toxiques assimilés, les virus incorporés sont les véhicules du pire. Plaisirs procurés par les uns, souffrances générées par les autres masquent le vide de la vie d’Emilie, le trou de la psychose dont elle combat la menace. Les malveillances comptabilisées chaque jour sont peu de choses si on les compare à « un retour de destinée qui est malédiction » (Autres écrits p 252)