Hélène DELTOMBE
Chacun d’entre vous connaît sans doute le fameux texte, très poétique, de Jacques Lacan, sur la pièce de Wedekind, L’éveil du printemps, dont il déduit que l’adolescent ne pourrait pas se tourner vers l’Autre, ne pourrait pas déclarer, exprimer un sentiment amoureux, si ses fantasmes n’avaient pas éveillé et soutenu son désir de rencontre.
Lacan l’introduit de cette façon : « Ainsi un dramaturge aborde en 1891 l’affaire de ce qu’est pour les garçons de faire l’amour avec les filles, marquant qu’ils n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves. » (1). Ce qu’il met en valeur à travers cette pièce, c’est l’importance de l’imaginaire pour aborder l’autre, l’imaginaire qui donne corps au symbolique et qui habille le réel. Comment le garçon pourrait-il aborder la fille s’il n’en rêvait pas ? Car c’est pour lui un être tellement énigmatique ! De plus, la stupeur éprouvée dans sa petite enfance lors de la découverte de la différence des sexes, l’étreint encore lorsqu’il y pense. Il éprouve alors un sentiment d’étrangeté par lequel il tente de mettre à distance son angoisse que les rêves viennent aussi atténuer, des rêves qui permettent de faire surgir le sentiment de plaisir qui sera lié à la rencontre, l’humour qui pourra être de la partie, la curiosité qui pourra être satisfaite.
Sans rêves, comment trouver la force d’approcher celle ou celui qui vous est si étranger ? Comment prendre le risque de lui parler, de lui sourire, comment vaincre l’angoisse suscitée par l’idée de ne pas soutenir son propre désir, ou de se faire rebuter ? Mais il y a tous ceux qui ne rêvent pas, ou dont les rêves se sont brisés et chez qui, faute de rêver, se profile la violence, dénudée, désintriquée de tout ce qui pourrait la muer en énergie, la transformer en vecteur d’une conquête humanisante.
A chaque époque, on relève chez les adolescents des actes de violence car c’est une période de la vie où les exigences pulsionnelles, à la faveur de la puberté, se manifestent avec force. De plus, notre société n’encadre plus les adolescents comme ils l’étaient dans les sociétés traditionnelles où les rituels accompagnaient de façon très codifiée l’entrée dans l’âge adulte. Aujourd’hui, les adolescents ont gagné en liberté si toutefois ils parviennent à faire des choix et à prendre leurs responsabilités, et si les conditions sont réunies pour trouver une place parmi les autres.
Ce qui bien souvent actuellement n’est pas le cas. Lorsque les conditions sociales sont défavorables et s’ajoutent à des conflits intimes non résolus, cela forme un ensemble explosif, à la source d’actes de violence. Ceux-ci sont le plus souvent réprimés, ce qui peut être générateur d’une spirale de violences.
La diffusion de la psychanalyse a permis d’ouvrir de nouvelles perspectives, en particulier sur le plan social, en indiquant une autre voie que la répression. Elle a inspiré des politiques sociales d’une autre qualité, en prenant des orientations permettant d’organiser la prévention plutôt que la répression. Par le traitement des symptômes au cas par cas, qui est la caractéristique même de la psychanalyse, il a été possible de repérer plusieurs formes de violence selon la structure du sujet, ce qui a permis en conséquence de dégager plusieurs modalités d’abord des problèmes posés par la violence.
En effet, alors que la violence est l’indication dans la névrose d’une angoisse qui peut se muer en symptôme à résoudre, dans la psychose, elle est le signe de phénomènes élémentaires que l’adolescent est réticent à livrer tant c’est énigmatique et hors du discours commun.
1 – Quand la violence est un signe de psychose
Dans la psychose, il y a bien un appel du sujet à réduire les excès, à maîtriser la fuite des idées, à calmer la morbidité, à endiguer la jouissance, à rendre effective l’opération de castration, soit le passage du réel au symbolique, mais cette opération, du fait de la forclusion du Nom du père, ne peut pas s’accomplir dans le registre du symbolique, si bien qu’elle se répète de façon incessante dans le réel sous la forme d’une soustraction qui s’opère sur le corps ou dans les rapports aux autres. Toute tentative de l’entourage d’obtenir des explications face à une violence qui se développe, se heurte au mutisme et à la réticence.
Ainsi en va-t-il de Cédric, insupportable en famille, faisant de nombreuses crises de colère au cours desquelles il donne des coups de pied et des coups de poing parfois dangereux pour lui-même et pour son entourage. Et parfois, il casse tout ce qui se présente autour de lui. Ses parents s’affrontent à lui en permanence, ce qui le rend toujours plus furieux. En classe, il est au bord du renvoi.
Lorsque je le rencontre, il garde le silence. Il maintient obstinément la tête baissée, refusant de m’expliquer ce qui lui arrive, et même il se met à me tourner le dos. Il ne répond à aucune de mes questions, jusqu’à ce que je lui fasse part d’une idée qui me vient, en désespoir de cause : « Tout ce qui t’arrive, ce n’est pas toi… » Il me répond tout à trac : « Comment le savez-vous ? » Je lui indique alors que ce sont des choses qui peuvent arriver et qu’il n’y peut rien. Il se détend, il m’adresse un regard suppliant pour quêter auprès de moi l’assurance qu’il peut parler, et se lance : « Je reçois des ordres, de tuer un copain, d’étrangler ma sœur…j’entends : “tue-le, casse-le, sinon tout va sauter, il faut sauver la planète”. Je suis relié à un centre dans l’espace. »
Cédric est paniqué, il m’explique qu’il a cherché des moyens de négocier avec les voix qui le harcèlent, mais quelquefois ce n’est pas possible et il doit passer à l’acte, ce qu’il l’a amené à commettre déjà quelques passages à l’acte qui auraient pu entraîner la mort si l’entourage n’était pas accouru.
Il est soulagé de livrer ce qui le rend violent. C’est la première fois qu’il peut dire à quelqu’un ce qui le met à mal et déchaîne sa violence : il est le jouet de forces auxquelles il se plie ou avec lesquelles il est en lutte incessante, il est à cran, parfois il ne peut faire autrement que d’y céder. D’en parler, il se sent un peu moins seul, et il reçoit alors la promesse de pouvoir continuer à me confier ce qui lui arrive afin de chercher comment faire évoluer cette situation très périlleuse dans laquelle il se trouve. La suite du traitement a permis progressivement aux hallucinations de s’apaiser et de se dissoudre pour laisser place à la formulation des intérêts qu’il souhaiterait développer.
Il a endigué par le traitement psychanalytique les émergences délétères de phénomènes psychotiques et a pu trouver sa voie. Cela n’aurait pas été possible sans le secours du langage et sans réponses appropriées à son cas. S’il avait été considéré, comme cela arrive de plus en plus souvent, comme un hyperactif à qui on administre de la Ritaline pour juguler les troubles du comportement, sans égard pour les conséquences du médicament ni pour la structure du sujet, on serait passé à côté d’un authentique déclenchement de psychose auquel il était urgent de parer.
Dans ce cas, on voit bien que la violence n’est pas à traiter en tant que telle, car elle n’est que le signe d’une psychose qui s’est déclenchée, un effet des hallucinations et des éléments délirants très prégnants qui contraignent Cédric à accomplir des actes violents. C’est la psychose en tant que telle qui est à traiter ; c’est quelque chose de brûlant pour lui, une expérience déréalisante, qui le met hors-jeu, qui le rend étranger aux autres, détenteur d’un secret impossible à confier, car hors de toute compréhension, pour lui-même comme pour les autres.
C’est pourquoi il s’est montré très réticent à me parler au début de notre rencontre, cachant soigneusement les phénomènes élémentaires qui le traversaient et le forçaient à contenir une violence prête à exploser. Le seul fait de consentir à en parler a eu un effet de soulagement pour lui et il a pu témoigner de l’insupportable dans lequel il était plongé. Cette expérience énigmatique qu’est l’expérience de la psychose, est devenue moins ineffable grâce au dispositif analytique. Il devenait dorénavant possible pour Cédric de s’appuyer sur l’analyste pour chercher les moyens d’un apaisement en prenant en compte les phénomènes psychotiques au lieu de chercher à juguler la violence en tant que telle comme le font certaines thérapies alors qu’elle n’est que le signe d’autre chose à découvrir.
Ses hallucinations l’avaient amené à formuler une pensée délirante : « Je suis relié à un centre dans l’espace. » J’ai repris avec lui cette affirmation pour en extraire progressivement l’Autre méchant qui lui donnait l’ordre de taper, de tuer, et chercher comment le dissoudre. En en parlant, en le rattachant à tout un imaginaire, celui des contes fantastiques et des films de son enfance, en le rattachant au monde de ses cauchemars, des figures terribles qui avaient peuplé ses nuits. Mais aussi en reconnaissant progressivement que nous sommes tous reliés à un centre dans l’espace, selon cette formule qui lui était venue pour m’expliquer ce qui lui arrivait. Quel est-il ce centre auquel nous sommes reliés ? C’est celui du langage, vaste et riche, qui ne peut se réduire au piège qui s’était refermé sur lui, celui de devoir répondre à des ordres de destruction.
Cette progressive découverte ne lui a pas permis de dissoudre son délire, suppléance nécessaire à la forclusion du Nom-du-Père, mais de l’aménager et d’en faire le vecteur d’un lien social. C’est la dimension de l’espace qui l’a intéressé, il est devenu passionné de documents scientifiques et d’histoires d’astronomie, le signifiant espace n’a plus été ce lieu menaçant qui s’imposait à lui, mais un domaine de prédilection dans lequel il pourrait peut-être continuer à loger son désir. Ses liens aux autres se sont pacifiés, et il a pu former des rêves pour l’avenir.
Un jugement défavorable est souvent porté sur le sujet psychotique, y compris parfois par des équipes de soins qui voudraient continuer à croire que l’adolescent qui leur est confié n’est pas psychotique. Comme si c’était lui faire injure que de discerner la réalité de sa structure. On entend souvent dire : « Si on lui met cette étiquette de psychotique, il va être rejeté. » La peur de la folie est sous-jacente. Or la psychose fait promesse de richesses, par l’esprit d’initiative et les capacités de créativité que la névrose, elle, n’offre pas. Il y a chez le psychotique, une liberté et une inventivité que les névrosés peuvent lui envier, à condition que la psychanalyse lui permette de les mettre en valeur plutôt que de se perdre dans une jouissance sans limite d’errance et de destruction.
2 – Explosion de violence dans la névrose
Dans la névrose, le sujet refoule les désirs interdits et les symptômes sont le moyen de faire valoir la jouissance interdite, des symptômes qui peuvent être déchiffrés par l’inconscient dans le processus analytique. Dans le cas où le symptôme se présente sous la forme de l’expression d’une violence, il s’agit par son déchiffrage de réduire la place de l’objet et des convoitises qu’il suscite pour entrer dans un processus de symbolisation.
J’ai reçu par exemple un jeune adolescent traité de voyou par son entourage, et qui se définissait lui-même comme une caillera ! Quand ses parents viennent me rencontrer, l’effroi se lit dans leurs yeux. Laurent, leur fils de quinze ans, sème la terreur partout, chez lui et à l’extérieur. En famille, il n’accepte aucune contrainte, n’est accessible à aucune réprimande, se met en colère au moindre reproche et casse tout. Il insulte son père, il le menace, lui vole de l’argent, s’emporte contre lui, le frappe et il lui est arrivé deux fois de le mettre à terre, ce qui a profondément humilié ce père.
Mais ses parents, sans doute honteux de cette situation, préféraient s’arranger de cette violence jusqu’à ce que le principal du collège les convoque et les enjoigne à consulter pour lui. En effet, Laurent se bagarre de plus en plus souvent dans la rue et il a déjà blessé deux camarades aux abords de son collège. De cet entretien avec le responsable de l’établissement, ses parents me rapportent une phrase qui les glace : « Je n’aimerais pas avoir votre fils dans le dos ! » Pourtant, il ne s’est encore rien passé de grave dans l’enceinte du collège.
Eux-mêmes deviennent rejetant à l’égard de leur fils, ils ne le comprennent plus. Ils ne sont venus me rencontrer que pour obéir à l’injonction thérapeutique du chef d’établissement, pour se mettre en règle, mais ils sont convaincus que je recevrai leur fils en pure perte : « Nous allons devoir vous l’amener de force, il ne viendrait pas de lui-même. Et soyez assurée, il ne vous dira rien ! » Le désarroi de ces parents est réel, mais ils ne formulent pas de véritable demande. Ils ne se remettent pas en cause, ils sont exaspérés. Il y a une demande objective pour un symptôme objectif, mais personne ne fait vraiment appel, au sens où la subjectivité de chacun serait engagée. C’est un cas de figure fréquent à l’adolescence.
Freud y avait lui-même été confronté avec le cas de cette jeune fille amenée par son père qui ne savait pas comment réprimer chez elle des penchants homosexuels. Freud revient sur ce moment : « Le médecin qui devait entreprendre le traitement analytique de la jeune fille avait plusieurs raisons de se sentir mal à l’aise. Il n’avait pas affaire à la situation que l’analyse requiert, et dans laquelle seule elle peut mettre à l’épreuve son efficacité. On sait que dans son modèle idéal, la situation se présente ainsi : quelqu’un par ailleurs maître de soi souffre d’un conflit interne auquel il ne peut mettre fin tout seul, si bien qu’il finit par venir chez le psychanalyste à qui il se plaint de la chose et demande son aide. » (2).
Toutefois, Freud l’a quand même reçue, son désir de savoir était plus fort que les réserves qu’il avait émises. Et il est arrivé à mettre en évidence chez la jeune fille ce qui faisait symptôme pour elle, lui permettant ainsi d’en déchiffrer les significations. Il est parvenu en particulier à donner sens à sa tentative de suicide dont il a démontré la surdétermination signifiante dans un lien avec les modalités de sa sexuation.
Avec l’adolescent que j’accepte de recevoir, que va-t-il se passer ? Est-il tout à la jouissance de semer la terreur, ou bien va-t-il pouvoir faire de sa problématique un symptôme ?
Laurent arrive encadré de ses deux parents, je lui fais signe de me suivre seul. Dans le face-à-face avec moi, il est prostré, fermé, buté, la tête baissée. Il ne dit rien. Je le considère : il est clouté des pieds à la tête – des chaussures cloutées, une ceinture cloutée, une veste en cuir cloutée, des gants cloutés. Le temps passe, il ne dit toujours rien. Je lui fais part de quelques bribes de mon entretien avec ses parents, en choisissant les éléments mettant en valeur le malaise profond dans lequel il est sans doute plongé. J’ajoute que je trouve ses actes énigmatiques. Que veut-il ? Baissant encore plus la tête, fixant le bout de ses chaussures pointues, il finit par bredouiller d’une voix rauque que cela ne sert à rien de parler.
Je lui rétorque qu’on ne peut pas le savoir à l’avance, qu’on appréciera plus tard. Son visage se détend un instant et, dans un éclair, il me lance un rapide regard d’attente et d’acquiescement. Ainsi, l’offre de l’écouter l’amène à esquisser une demande, venant confirmer ce qui est devenu un adage de J. Lacan : « Avec de l’offre, j’ai créé de la demande », formule à laquelle Lacan ajoute immédiatement cette précision : « Mais c’est une demande, si l’on peut dire, radicale. (…) Par l’intermédiaire de la demande, tout le passé s’entrouvre jusqu’au fin fond de la première enfance. » (3).
En l’occurrence, une question se pose, celle de savoir quelle est la souffrance ancrée en lui qui pousse Laurent à être violent ?
Cette violence est d’autant plus difficile à déloger qu’il l’exerce en groupe, il est chef d’une bande qui lui est soumise, il est entré avec ses camarades dans un processus de ségrégation qui le conforte dans un mode de jouissance ravageant. Ils sont liés par une revendication, celle d’être Français d’origine, ils veulent éliminer tous les étrangers de leur quartier, ils tracent partout des croix gammées, dans une vague identification morbide et haineuse aux nazis.
Il s’agit de découvrir au fil des séances l’étendue du désastre car c’est à partir du pire déjà advenu que l’on peut saisir ce qui pourrait faire symptôme pour le sujet. Derrière le défi, derrière la révolte et la volonté de destruction, se cache un désespoir intense qui se dévoile progressivement dans les méandres de son histoire, jusqu’à dégager des aspects marquants du roman familial qu’il a forgé.
Laurent se souvient avoir vécu jusqu’à ses six ans chez son grand-père maternel avec sa mère. Il portait le nom de sa mère et de son grand-père. Pendant cette période, sa mère travaillait pour subvenir à leurs besoins, il la voyait peu, et son grand-père retraité s’occupait de lui. Il le suivait partout, il l’admirait beaucoup, il était sous son autorité, tandis que sa mère n’avait pas son mot à dire, subissant le joug paternel, si bien que l’enfant la considérait comme une sœur plutôt que comme sa mère. Il se savait être le fils de sa mère, mais il se sentait appartenir à son grand-père dont il était la fierté et la raison de vivre. C’était un grand-père qui le choyait et l’adulait.
La mise à jour progressive de son histoire familiale permet à Laurent d’exhumer des signifiants-maîtres de son existence, qui pèsent d’un poids ravageant : usurpation et humiliation.
Lorsque sa mère revendiquait auprès de son père une part d’autorité sur son fils, le grand-père empêchait sa fille de prendre le pas sur lui, il l’humiliait, l’insultait, la traitant de traînée, coupable d’avoir eu un enfant, l’enjoignant de s’amender en gagnant sa vie et en s’occupant de la maison. Laurent subissait les conflits entre mère et grand-père et en tirait tous les bénéfices possibles : il se soustrayait à l’autorité maternelle en s’appuyant sur la complaisance de son grand-père à son égard ; il considérait sa mère, très jeune alors, comme sa possession sur un mode très ambivalent, écartelé entre l’amour qu’il lui vouait et l’identification à son grand-père pour la rabaisser, échappant ainsi à son autorité et perdant très tôt son respect pour elle.
Sur ces entrefaites, réapparaît son père qui n’avait eu qu’une aventure passagère avec sa mère, car, algérien d’origine, il avait dû repartir dans son pays pour remplir durant trois ans ses obligations militaires. Père et mère de Laurent découvrent lors de leurs retrouvailles qu’ils éprouvent toujours le même attrait l’un pour l’autre et veulent former une famille avec leur fils. Celui-ci a trois ans et demi lorsqu’il fait furtivement la connaissance de son père, mais il assiste aux colères violentes de son grand-père contre sa mère parce qu’elle envisage de le quitter pour réaliser son vœu le plus cher. Le grand-père s’oppose totalement à la décision de sa fille, il ne veut pas être dépossédé de son petit-fils. Il refuse de le mettre entre les mains d’un père qui est algérien. Il laisse éclater sa colère contre sa fille et hurle devant son petit-fils : « Moi vivant, je ne laisserai pas Laurent partir avec un bounioul ! » La vie continue sous le toit du grand-père, sa fille n’ose pas se soustraire à la tyrannie paternelle et le grand-père s’arroge de plus en plus de droits sur son petit-fils, l’élevant ouvertement dans la haine des étrangers, et particulièrement des arabes.
Cette haine, Laurent la reprend à son compte à cette période œdipienne où culminent pour lui l’envie d’avoir sa mère toute à lui, et le désir d’évincer cet homme, son père, qui aime sa mère.
Lorsqu’il a six ans, son grand-père meurt. Ses parents peuvent enfin vivre ensemble, sa mère est devenue libre d’épouser le père de l’enfant qui lui donne à cette occasion son nom. Laurent perd son patronyme français. Il se souvient d’avoir éprouvé d’emblée une haine farouche à l’encontre de son père, et, à l’adolescence, il s’est mis à manifester cette haine, sans que son père parvienne à y faire face. C’est à la faveur de la rencontre avec l’analyste qu’il s’aperçoit qu’il est toujours resté rivé à la vindicte de son grand-père contre son père, amplifiée par le changement de patronyme. Il est resté identifié aux idéaux mortifères et haineux de son grand-père tant celui-ci avait eu la main mise sur tout ce qui avait concerné sa petite enfance. Ainsi ses actes d’agression sont-ils dirigés contre les maghrébins, déplaçant ainsi sur eux la haine de son père.
Au détour d’une séance où ces éléments commencent à s’ordonner et où il se vante de ses bagarres contre des bandes adverses, composées d’étrangers, je le regarde avec surprise, je le dévisage ostensiblement. Le désir de l’analyste me fait commettre un délit de faciès. Troublé, il réagit avec violence, il me fait signe de sa haine de l’arabe, il l’affirme farouchement alors qu’il ressemble à son père par sa physionomie et par son nom. C’est un moment de bascule, il prend conscience subitement de ce qu’il est en train de me dire, de la contradiction profonde dans laquelle il est englué. Il se décompose, c’est une séance cruciale pour lui, il avoue son vœu secret, celui de vouloir se supprimer. Il s’aperçoit d’ailleurs que beaucoup de ses actes vont dans ce sens : non seulement les risques qu’il prend pour lui-même dans les fréquentes bagarres qu’il provoque, mais aussi parce qu’il ingurgite beaucoup d’alcool, fume, et commence à se droguer.
L’étonnement que j’ai alors manifesté devant ce scénario qui se répète sans cesse pour lui, a favorisé ce que Jacques-Alain Miller a proposé d’appeler « la précipitation du symptôme » (4). Son angoisse est mise à nue. Je favorise la division qui peut en résulter en lui faisant remarquer que ce n’est pas si simple, il n’est pas l’Arabe, pas plus qu’il n’est le Français, il n’est pas estampillé sous un seul signifiant ainsi que l’y a conduit le processus de ségrégation dans lequel il s’est laissé prendre. Il est plutôt déchiré entre le discours raciste de son grand-père auquel il s’est tant identifié petit, et l’existence de son père, du couple de ses parents dont il est issu, ce qui ne peut manquer de le questionner.
Il faut que cela devienne pour Laurent un conflit interne à traiter par la psychanalyse faute de pouvoir se résoudre par un appel au père. Laurent a basculé dans le pire en se reniant lui-même au point de vouloir disparaître, en voulant tuer l’étranger partout où il se présentait. Il va s’affronter maintenant à ce qui le divise, découvrir l’étrange en lui, apprivoiser l’étranger qu’il est pour lui-même, comme tout un chacun, jusqu’à trouver ce qui peut orienter son désir. Aucun père, ni le sien, ni même un père de substitution, ne pourra le guider, et c’est particulièrement vrai dans son cas. Ce qui peut vraiment lui permettre d’être au plus près de son désir, c’est de se mettre à interroger ses propres signifiants pour découvrir comment se situer, puis de faire siens des signifiants nouveaux, ceux que l’analyste peut l’aider à découvrir et à adopter, des signifiants nouveaux susceptibles de lui correspondre.
Pour lui permettre d’accomplir ce parcours, il s’est avéré précieux de s’appuyer sur le Séminaire XIX de J. Lacan, « …Ou pire », et d’abord sur la façon dont il conclut ce Séminaire : « Puisqu’il faut bien quand même ne pas vous peindre uniquement l’avenir en rose, sachez que celui qui monte, qu’on n’a pas encore vu jusqu’à ses dernières conséquences et qui, lui, s’enracine dans le corps, dans la fraternité du corps, c’est le racisme, dont vous n’avez pas fini d’entendre parler » (5) ! La seule solution pour que Laurent ne reste pas un cas inanalysable, c’est qu’il interroge la question du racisme en tant qu’il « s’enracine dans le corps », et donc en tant que jouissance du sujet. Cela devient possible car là où il y avait plainte de l’entourage, il y a formation d’un symptôme que le sujet demande à traiter.
Un travail douloureux doit être accompli pour faire chuter une identification qui est pour Laurent un pousse à la mort et un pousse-au- crime – l’identification à son grand-père. Pour se départir de cette identification dévastatrice, l’effort d’inscrire son symptôme dans son histoire personnelle et familiale n’est pas suffisant, ni ne s’avère suffisant de chercher les causes de son symptôme. Laurent doit parvenir à cerner sa position de jouissance, à savoir cette rage à s’attaquer aux autres par racisme, et donc à se détruire lui-même, parce que sa pulsion de mort est à l’œuvre, prisonnière d’une identification mortifère. Et cette pulsion de mort est en roue libre chez Laurent, par le fait de la pression exercée par son grand-père qui avait pleine autorité sur lui, sans que personne n’ait pu s’y opposer, son entourage proche se voyant condamné à l’impuissance.
La pulsion de mort ainsi libérée, au lieu d’être refoulée ou mise au service de l’ordre symbolique, risque de faire advenir le pire – commettre des actes dangereux contre les autres et envers lui-même. Mais diverses circonstances, dont l’entrée dans l’analyse n’a pas été la moindre, ont favorisé le délitement du petit groupe dont il faisait partie, sa bande, au profit d’un « à chacun son symptôme », du moins en ce qui le concerne.
Le voilà enfin devenu étranger à lui-même, il est à la recherche de son identité au lieu de rester complice de ses pairs unis dans une haine commune.
Laurent me laisse furtivement entendre le lieu où commence à se loger son désir.
Des tentatives de sublimation naissent précisément là où la jouissance était ancrée en lui. Le transfert à l’analyste semble favoriser une perte de jouissance qui ouvre l’expression du désir. « Seul l’amour, écrit J. Lacan, permet à la jouissance de condescendre au désir. » (6).
Il apparaît que, pour lui, c’est l’intérêt pour l’étranger qui prime. Il aime l’anglais, il réussit dans cette matière au collège, car il veut comprendre les chansons des groupes anglais qu’il écoute. Et puis il lâche en rougissant qu’il lit en cachette les quatre tomes qui composent l’histoire de la guerre d’Algérie par Yves Courrière. Cela le touche beaucoup, il se met à s’intéresser aux origines de son père. J’assiste à cette tentative étonnante d’attraper des signifiants de son père là où son père est défaillant pour les lui transmettre. C’est l’étranger qui l’intéresse, qui le mobilise, c’est cette quête qui va devenir prédominante. Il est dans ce désir de faire de ce qui lui est étranger le plus familier. Il n’est plus divisé entre deux pères car il est orienté par le désir de savoir. Laurent a trouvé un signifiant – étranger –, c’est un signifiant maître pour condenser sa jouissance autour d’un objet qui fonde son existence.
Il ne serait ni possible ni souhaitable de faire parcourir à Laurent un trajet qui le ramènerait vers le père. Ce serait le renvoyer vers l’image de son grand-père qui éveillerait sa pulsion de mort, ou à l’image d’un père humilié, carent, qui ne peut assumer sa fonction paternelle avec ce fils. Ce serait le remettre devant le pire.
Que veut dire pire ? C’est lorsqu’il n’y a plus cette possibilité ouverte de dire quelque chose avec le langage. Lacan développe au début de son Séminaire « …Ou pire » ce qu’on pourrait mettre à la place des trois petits points de son titre. Après avoir montré que la place vide indiquée par ces points est importante car c’est la seule façon de dire quelque chose à l’aide du langage, il ajoute qu’ils pourraient être remplacés par « en dire ». Cela donnerait « En dire ou pire ». Et « ce dire, ajoute-t-il, s’exprime d’une proposition complète : il n’y a pas de rapport sexuel. A sortir de là, vous ne direz que pire » (7).
Et c’est précisément de là, de cette question du rapport sexuel, que notre jeune adolescent s’était exclu, ne s’occupant pas de la différence sexuelle, évitant d’entrer dans un processus de sexuation, en s’en exceptant par l’entrée dans un processus de ségrégation. Le principe de la ségrégation, c’est l’identification à ses semblables permettant de « rejeter cette distinction [la différence sexuelle] par toutes sortes d’identifications » (8), et de se conforter dans un « tous pareils » propre à notre époque.
La psychanalyse lui permet de ne pas rester prisonnier d’un phénomène de ségrégation, en lui permettant d’interroger ses propres signifiants, les termes selon lesquels s’est fondée son existence afin de renouer avec le processus de sexuation qui avait été délaissé pour se réfugier dans un entre-soi masculin.
Chaque cas traité par la psychanalyse vérifie qu’il est possible par cette expérience de parole en présence d’un psychanalyste de sortir d’un « tous pareils » pour découvrir la singularité de son désir.
Article composé à partir d’un extrait de l’ouvrage d’Hélène Deltombe Les enjeux de l’adolescence, paru en oct. 2010, éd. Michèle.
Hélène Deltombe est psychanalyste, membre de l’ECF.
(1) Lacan J., « Préface à L’Eveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.561.
(2) Freud S., « La jeune homosexuelle », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1978, p.248.
(3) Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.617.
(4) Miller J.-A., « C.S.T. », Ornicar ? n°29, Paris, Navarin, 1984, p.147.
(5) Lacan J., « Séminaire …Ou pire », inédit, séance du 21 juin 1972.
(6) Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p.209.
(7) Lacan J., « Séminaire …Ou pire », inédit, séance du 21 juin 1972.
(8) Ibid.