Dominique Rousseau
Au mois de juin, puis en septembre et novembre de l’année scolaire suivante, Isidora, petite fille métisse hispano-africaine de 9 ans, présentera à l’école des troubles physiques médicalement inexpliqués (étouffements, « spasmes », chute du tonus musculaire, incapacité à marcher), une phobie de certaines images et des cauchemars incessants.
A la demande de sa maîtresse et de sa famille je la rencontrerai 7 fois. Les symptômes somatiques disparaîtront, la phobie et les cauchemars s’apaiseront.
A la recherche du Père oedipien
Ses cauchemars, m’explique Isidora dès le début de notre premier entretien, finissent toujours de la même façon : « à la fin je suis morte, mais je continue à voir », dit-elle, sans qu’elle puisse nommer ce qu’elle voit. Elle expose ainsi l’impasse de son rêve : elle ne voit le point central de ses mauvais rêves –un point de jouissance innommable mais visible- qu’au prix de sa disparition comme sujet. Tout en me parlant, Isidora entreprend dès cette première rencontre, le dessin d’un sous-marin qu’elle n’achèvera qu’au 5ème ou 6ème entretien et dont nous ferons l’interprétation plus loin pour en comprendre la portée.
Le rêve qu’elle me raconte lors de notre première rencontre n’est pourtant pas un cauchemar et se décompose en deux parties :
1)elle se trouve avec sa mère devant un étalage de fruits et de légumes qu’elle aime. Le vendeur est son professeur de judo.
Ainsi, est-ce une figure d’autorité paternelle qui autorise Isidora à avoir accès à un objet de la pulsion orale par le truchement symbolique de l’achat et de la vente.
2)Elle est attablée avec ses camarades de classe à la cantine. Elle entend une voix qui dit : « on n’a pas le droit de boire du jus ». René, un animateur du centre de loisir qu’elle fréquente le mercredi est présent.
Ici le Père interdit la satisfaction orale après l‘y avoir autorisée dans la première partie du rêve par référence à la « loi de la cantine ».
Isidora s’intéresse en effet à René, 38 ans, sous l’angle de deux particularités :
-la première est qu’il termine la plupart de ses phrases par un petit rire jugé équivoque: l’enfant ne porte pas son attention sur ce que dit René mais semble plutôt captée par ce qui n’est pas dit dans la coupure entre deux phrases de René;
-la seconde, c’est que cet animateur est très doué pour modeler des figurines (animaux et personnages), notamment « un Frankenstein avec un œil qui pend » raconte Isidora. C’est un point qui retient l’enfant dans la mesure où il met en scène à la fois un mode de jouir d’Isidora –l’objet regard- et sa castration –l’œil arraché-.
René emmène les enfants du centre de loisir au cinéma. Isidora raconte qu’elle est effrayée par deux scènes :
1)une femme hurle dans la jungle tandis que derrière elle apparaît un visage noir (la mère de l’enfant est noire africaine) « avec des cheveux comme des algues », véritable tête de Méduse;
2)le visage d’une reine qui s’enlaidit et se défigure en attrapant la peste.
Isidora se réfugie alors auprès de René qui la rassure. René est en capacité de savoir y faire avec la jouissance apparue sur les visages ravagés de l’imago maternelle.
Isidora met donc René à la place classique du père oedipien, père symbolique qui interdit et autorise, qui articule loi et désir d’une part; et qui d’autre part est capable de séparer Isidora de sa mère sous les traits redoutables de la Gorgone. Pour faire pendant à cette mère monstrueuse, Isidora s’invente un père féroce, René, sachant metaphoriser le désir de la mère, ce dont le propre père de l’enfant n’est pas capable comme nous le verrons.
Jouissance maternelle et objet a
Au second entretien, Isidora me raconte comment, quand elle était petite, elle assiste à une scène de lutte entre ses parents sur le divan du salon lors d’une violente dispute. Elle hurlait et pleurait. Sa mère l’avait alors envoyée dans sa chambre « boire de la soupe » pour ne pas qu’elle voie « ça », donc. Cependant, elle avait entraperçu son père le visage griffé jusqu’au sang par sa mère.
Peu importe la réalité historique de cette scène, l’important est le réel en jeu qui s’y trouve: celui du déchaînement de la jouissance de la mère que le père ne parvient pas à « civiliser ». Ainsi Isidora construit-elle ici un fantasme traumatique produisant sa division de sujet dans son rapport à l’objet a –regard- (S barré poinçon a).
Sa division subjective se traduit cliniquement à la fois par son irrésistible attirance pour les images « gore »1 et par leur évitement phobique. Isidora joue donc aux limites voyeuristes de son angoisse avec ces représentations inquiétantes mais c’est au risque du surgissement de l’objet phobique : sang, chair, squelette, scènes de torture, macrophotographies d’insectes, mouche agonisante rampant sur le sol, crocodile.
On pourrait donc comprendre ce symptôme sous un double aspect : l’objet phobique « en tant que signifiant à tout faire pour suppléer au manque de l’Autre » du côté du Père oedipien ici carrent, et l’objet regard comme « fétiche fondamental de toute perversion en tant qu’objet aperçu dans la coupure du signifiant »2, soit ici le « pénis » qui ne manquerait pas à la mère. A ce propos, Lacan écrit : « Le sujet se divise ici, nous dit Freud à l’endroit de la réalité, voyant à la fois s’y ouvrir le gouffre contre lequel il se rempardera d’une phobie, et d’autre part le recouvrant de cette surface où il érigera le fétiche, c’est-à-dire l’existence du pénis comme maintenue quoique déplacée »3.
Dans le fantasme qu’Isidora m’a raconté, elle a été mise à l’écart pour ne pas voir « quelque chose », « La Chose » hors sens que vient recouvrir l’objet phobique à la fois redouté mais aussi scopiquement recherché. Ainsi, pendant les entretiens, elle dessinera un sous-marin équipé d’un énorme périscope pour « voir sans être vu »: « Ce qui importe au voyeur(…), c’est justement d’interroger dans l’Autre ce qui ne peut se voir »4. Ce trou dans l’Autre, au niveau de la « pulsion scoptophilique », le voyeur « n’est là que pour boucher le trou avec son propre regard » (p.256) : c’est que, commente Jacques-Alain Miller5: « Petit a [ici l’objet regard d’Isidora donc], tout trou avec un bord qu’il est, impose une forme à la jouissance ». Qu’est-ce donc qu’Isidora n’a pas vu si ce n’est ce qui ne peut se voir et que son regard veut incarner, soit le phallus de la mère?
Alors qu’elle est en petite section de maternelle, dit-elle, elle visite un zoo avec sa classe et fera le rêve suivant dont elle s’inspirera pour écrire un petit livre –elle veut devenir écrivain-, « la fabuleuse chemise de nuit » : Isidora est dans son lit. Sa chemise de nuit arborait un crocodile mais celui-ci a disparu. Elle le cherche sous son lit mais le voit apparaître sur le mur de sa chambre : « c’est maman qui s’est transformé en crocodile » conclut-elle. La gueule dentée est là pour potentiellement la croquer : « le thème de la dévoration est toujours trouvable, par quelque côté, dans la structure de la phobie »6.
Comment traiter la jouissance de la mère? C’est une question à laquelle Isidora tente de répondre en se tournant vers son père.
Le Père symbolique carrent
Les parents ont divorcé depuis 6 ans (la cause du divorce, d’après la mère, réside dans sa seconde grossesse refusée par le père). Isidora voit son père régulièrement. Il vit seul dans un studio. Il est comptable. Il emmène ses enfants au musée Grévin où Isidora ne manque pas de me raconter « le coin des horreurs » notamment le visage effrayant d’un homme passant entre deux barreaux d’une fenêtre de prison. De même pour les jeux video auxquels joue son père avec des personnages « qui meurent en faisant « ah ! » avec du sang ».
Au quatrième entretien, alors que je viens chercher l’enfant dans sa classe, la maîtresse (dont la grossesse devient à cette période-là apparente) me dit qu’Isidora ne se sent pas bien : dans une salle adjacente à la classe, elle se trouve couchée sur un canapé et respire avec difficulté en tirant légèrement la langue. Elle est pourtant allée consulter chez le médecin la veille pour ses troubles respiratoires, en vain. Je la prie tout de même de venir à notre entretien. Elle se lève et marche lentement en titubant jusqu’à mon bureau, prête à tomber.
Reprenant le plan défini par Lacan dans la leçon du 14 novembre 1962 avec en abscisse le mouvement et en ordonnée la difficulté, je trouve donc ce jour-là une Isidora à la fois « embarrassée » c’est-à-dire « au maximum de la difficulté atteinte » (Lacan rappelle le sens que revêt ce terme en espagnol : une femme « embarrazada » -comme l’est la maîtresse d’Isidora à l’époque- signifie une femme enceinte) et une Isidora « émue », du latin populaire « émayer » qui est le « « se troubler » le plus profond dans la dimension du mouvement ». Embarras et émoi se croisant, il y a, selon Lacan, production d’angoisse -au sein d’un tableau d’hystérie de conversion dans notre cas-.
Que s’est-il passé ? « J’ai eu une mauvaise note, en dessous de la moyenne, un 6/20. C’est la première fois que ça m’arrive » et elle poursuit en m’expliquant qu’elle a fait son devoir de géographie alors qu’elle était en week-end chez son père. Le voisin faisait des travaux, il y avait énormément de bruit dans l’appartement. Son père cuisinait. Isidora est allée lui demander de l’aide plusieurs fois mais il ne venait pas.
La nuit suivant ce week-end chez son père, une énurésie nocturne apparaît. Lacan nous éclaire à ce sujet dans le commentaire qu’il fait du cas Dora7: « Ceci, l’énurésie, est tout à fait caractéristique, et comme le stigmate, si l’on peut dire, de la substitution imaginaire de l’enfant au père, justement comme impuissant ». Isidora rétablit la puissance du Père par l’énurésie.
Le père d’Isidora, refusant de satisfaire au désir de ce dont son ex-femme se sentait privée, à savoir un second enfant, redouble fantasmatiquement ce refus pour Isidora en ne répondant pas à la demande d’aide pour faire ses devoirs qu’elle lui adresse ce dimanche-là et dont le sous-bassement est son « Penis Neid ». Aussi l’enfant trouve t-elle une solution imaginaire à la satisfaction de son désir en s’identifiant à l’enseignante enceinte. D’ailleurs, l’apparition des troubles somatiques d’Isidora correspond au début de la grossesse de sa jeune maîtresse.
On voit alors que comme Hans, Isidora doit affronter son complexe d’Œdipe en « l’absence du pénis (…) du père », en manquant du Père Symbolique, ce qui la laisse seule dans la relation à sa mère : l’objet phobique vient alors « jouer le rôle fondamental dans la crise, en apparence sans issue, de la relation de l’enfant à la mère »8.
« Le déclin de la mère »9
Parallèlement à nos entretiens, Isidora rencontrera deux fois une psychologue de la PMI à qui elle dira quelque chose qu’elle dit ne pas pouvoir me livrer. Finalement, il s’agit d’une critique de la grand-mère paternelle, femme d’importance dans la famille semble t-il, chez qui elle va souvent en compagnie de ses nombreux cousins et cousines : « elle est grosse, elle est moche », me dit-elle à mi-voix, très gênée. Si la grand-mère est bien un substitut maternel, on peut y voir un premier dégagement de l’enfant de la relation à la mère qui coïncide avec une diminution de l’angoisse phobique et du nombre et de l’intensité des cauchemars : « On peut donc dire que toute cette espèce de progrès qu’est l’analyse de la phobie représente en quelque sorte le déclin de la mère par rapport à l’enfant, la maîtrise qu’il en prend progressivement »10.
A peine arrivée dans mon bureau pour notre dernier entretien –l’enfant ne souhaite pas poursuivre au-delà des vacances scolaires qui s’annoncent-, Isidora, excitée, tient à me raconter le paradoxe d’« un cauchemar qu’elle a bien aimé » : elle se trouve à la piscine avec deux de ses copines. Elle met « au moins deux heures » pour se déshabiller et enfiler son maillot de bain. Apparaît alors un homme portant « un bouc blanc », « un magicien » qui d’un geste des mains « transforme l’eau de la piscine en herbe verte ». « Le ciel devient noir ». Puis l’homme se métamorphose à moitié en insecte et transforme ses deux camarades en insectes également tandis qu’Isidora se cache et enfile un déguisement d’insecte pour le leurrer et lui échapper. Le magicien s’en aperçoit mais Isidora s’envole.
Le personnage masculin aux pouvoirs magiques évoque une figure paternelle puissante, qui plus est avec ce « bouc blanc », blanc étant la couleur de peau du père de l’enfant (le ciel noir menaçant évoquant la couleur de peau de sa mère). L’insecte est un des objets phobiques de la fillette.
« (…) il ne faut pas oublier, rappelle Lacan au sujet de l’interprétation freudienne des rêves, que pour qu’un rêve tienne sur ses deux pieds, il ne suffit pas qu’il représente une décision, un vif désir du sujet quant au présent, il faut quelque chose qui lui donne son appui dans un désir de l’enfance »11.
Or, nous sommes ici dans cette époque de l’enfance : ce rêve pourrait être la mise en scène de la difficulté de l’enfant à construire un désir oedipien, Isidora allant jusqu’à prendre les apparences (mais non pas jusqu’à incarner) l’objet phobique « insecte » pour soutenir hystériquement la fonction paternelle sur fond angoissant de jouissance maternelle (ciel) dans le sens où l’objet phobique suppléé au manque dans l’Autre.
Conclusion
Nous avons donc deux points de conclusion de la cure :
-ce dernier rêve constitue une réhabilitation du Père (dont le magicien possesseur du phallus est un substitut) par le structuralisme noir/blanc face à une mère à la présence angoissante. L’apaisement de l’enfant vient avec cet ordre noir/blanc qui permet d’inscrire la métaphore Nom-du-Père sur Désir de la Mère;
-le dessin du sous-marin avec un énorme périscope qu’elle élabore lentement au fur et à mesure des entretiens : en effet, elle représente une petite fille (c’est-à-dire elle-même) couchée et endormie tranquillement sur un lit à l’intérieur du sous-marin tandis que quelqu’un d’autre regarde par le périscope.
Ainsi, en s’appuyant sur trois hommes : le père, René, l’analyste, Isidora réussit un aménagement signifiant qui répare l’accident de l’Œdipe et permet de mettre à distance « la scène d’horreur » phobique, c’est-à-dire la jouissance noire de la mère.
Mais Lacan nous a appris, au travers de son analyse du cas du petit Hans, que le Père symbolique -dont le cheval est le substitut pour Freud- n’est pas pour autant en capacité de résorber toute la jouissance : il y a un « reste » hors la loi et hors sens repérable dans une certaine « tache noire » ou encore dans le « charivari » du cheval. Quelque chose reste donc « incurable » pour Hans comme pour Isidora.
1 « gore » n’est pas un signifiant introduit par l’enfant. En anglais « gore » signifie (entre autres) « sang versé », Harrap’s new shorter, 1982.
2 Jacques Lacan, « La direction de la cure », Les Ecrits, tome 2, Paris : Ed. Seuil, Essais, p. 87-88
3 Jacques Lacan, « La science et la vérité », Les Ecrits, tome 2, Paris : Ed. Seuil, Essais, p.357
4 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVI,, D’un Autre à l’autre, Paris : Ed. Seuil, 2006, p.254
5 J.-A. Miller, La cause freudienne n°64, p.148
6 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, la relation d’objet, Paris : Ed. Seuil, 1994, p.228
7 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris : Ed. Seuil, 1991,p.109
8 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, la relation d’objet, Paris : Ed. Seuil, 1994,p.396
9 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, la relation d’objet, Paris : Ed. Seuil, 1994,p.405
10 Jacques Lacan, Le séminaire, livre IV, la relation d’objet, Paris : Ed. Seuil, 1994,p.405
11 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris : Ed. Seuil, 1991,p.111
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